La Cour de Cassation confirme l’élargissement du contrôle judiciaire des sentences lorsque sont alléguées des violations de l’ordre public international

23 novembre 2022
Jacques Bouyssou, Marie-Hélène Bartoli-Vallet et Juan Diego Niño-Vargas

Cass. 1ère Chambre civile, 7 septembre 2022, n° 20-22.118, Libye c. SORELEC

En début d’année, dans l’affaire Belokon, la Cour de cassation avait approuvé le « contrôle maximaliste » par le juge de l’annulation de la conformité des sentences arbitrales à l’ordre public international français.

Comme souligné précédemment dans notre newsletter Alerion, un doute subsistait sur le point de savoir si ce contrôle s’appliquerait à toutes les violations alléguées de l’ordre public international ou s’il se limitait à la prohibition du blanchiment d’argent, de la corruption et d’infractions similaires reconnues au niveau international.

Dans un arrêt rendu le 7 septembre 2022 dans l’affaire SORELEC, la Cour de cassation semble confirmer l’élargissement du contrôle judiciaire plein à tous les cas de violations potentielles de l’ordre public international français.

Cependant, cette décision soulève de nouvelles interrogations sur l’applicabilité du contrôle maximaliste à tous les cas d’ouverture du recours en annulation contre une sentence arbitrale prévus en droit français.

Un contexte hautement politique

En 1979, le Ministère de l’Education de Libye a accordé à la société française SORELEC un contrat pour la construction d’écoles en Libye. Un litige est survenu entre les parties en 1985 et le projet a été interrompu. En 2003, après plusieurs années de négociations, un accord transactionnel a été conclu.

En 2013, SORELEC a introduit une procédure d’arbitrage d’investissement contre la Libye afin d’obtenir le paiement de l’indemnité transactionnelle, fondée sur le traité bilatéral de protection des investissements franco-libyen de 2004. La procédure s’est déroulée dans le contexte de la guerre civile libyenne où deux gouvernements rivaux ont été formés, à Tobrouk et à Tripoli.

En 2016, SORELEC a conclu un nouvel accord transactionnel avec le ministre de la Justice du gouvernement de Tobrouk. La Libye devait payer 230 millions d’euros à SORELEC avant une certaine date. En cas de défaut de paiement, la Libye devait payer 452 millions d’euros.

SORELEC a demandé au tribunal arbitral d’homologuer l’accord transactionnel, tandis que la Libye a contesté la validité de l’accord au motif qu’il n’avait pas été signé par le gouvernement de Tripoli. Le tribunal arbitral a homologué l’accord.

En 2017, le tribunal arbitral a rendu une sentence partielle ordonnant à la Libye de payer à SORELEC 230 millions d’euros dans un délai de 45 jours. La Libye ne s’est pas exécutée. En 2018, le tribunal arbitral a rendu une sentence finale condamnant la Libye à payer 452 millions d’euros à SORELEC.

La procédure en annulation devant les tribunaux français

La Libye a déposé devant la Cour d’appel de Paris des recours en annulation contre les deux sentences. Elle a prétendu, pour la première fois, que l’accord transactionnel de 2016 aurait été obtenu par corruption et que, par conséquent, les sentences seraient contraires à l’ordre public international français.

Par arrêts distincts en date du 17 novembre 2020, la Cour d’appel de Paris a annulé les deux sentences. S’agissant de la sentence partielle, la Cour a considéré qu’il existait des indices « graves, précis et concordants » d’une collusion entre SORELEC et le ministre de la Justice libyen pour la signature de l’accord transactionnel de 2016. Cette décision a entraîné l’annulation de la sentence finale, puisque sa validité était directement tributaire de la validité de la sentence partielle dont elle assure l’exécution. Le 7 septembre 2022, la Cour de cassation a confirmé l’arrêt de la Cour d’appel de Paris annulant la sentence partielle pour violation de l’ordre public international. En conséquence, le 14 septembre 2022, la Cour a rejeté le pourvoi de SORELEC contre la sentence finale.

En premier lieu, SORELEC soutenait que la Cour d’appel n’avait pas correctement mis en œuvre le standard de preuve applicable (généralement présenté comme une approche « red flags ») et avait inversé la charge de la preuve.

La Cour de cassation a rejeté ce moyen sommairement sans exposer son raisonnement, ce que certains peuvent regretter, les praticiens de l’arbitrage étant désireux de clarifications sur cette question.

Deuxièmement, SORELEC soutenait que le principe de loyauté procédurale aurait dû empêcher la Libye de porter pour la première fois devant le juge de l’annulation des allégations de corruption qu’elle s’était intentionnellement abstenue de soumettre au tribunal arbitral.

La Cour de cassation a également rejeté cet argument, considérant que les parties avaient le droit d’invoquer des violations potentielles de l’ordre public international français pour la première fois devant le juge de l’annulation.

Troisièmement, SORELEC a fait valoir que la Cour d’appel fondait sa décision sur un certain nombre de moyens qui équivalaient à un contrôle de novo de la sentence sur le fond, ce qui est interdit.

En réponse à ce moyen, la Cour de cassation a d’abord cité intégralement l’article 1520 du Code de procédure civile français, qui énumère les cinq cas d’ouverture du recours en annulation contre une sentence arbitrale en droit français.

Ensuite, la haute juridiction a énoncé que si le juge de l’annulation devait limiter son contrôle aux vices énumérés dans cette disposition, aucune limite n’est apportée à son pouvoir d’examiner, en droit et en fait, tous les éléments concernant les vices en question.

Enfin, la Cour a conclu que la Cour d’appel pouvait, pour vérifier la véracité de l’allégation selon laquelle l’accord transactionnel avait été obtenu par corruption, d’examiner toutes les preuves produites à son appui, même si ces dernières n’avaient pas été présentées aux arbitres.

Le contrôle « maximaliste » des sentences arbitrales

La Cour de cassation a confirmé la position adoptée précédemment dans l’affaire Belokon selon laquelle, lorsqu’il est allégué qu’une sentence internationale viole l’ordre public international français, les tribunaux français doivent procéder à un examen approfondi de ces allégations, en ce compris en étudiant de nouvelles preuves. 

En outre, la haute juridiction n’a pas sanctionné le choix du requérant de ne pas porter ces allégations devant le tribunal arbitral, attendant le prononcé de la sentence. Ainsi, elle a fait prévaloir le respect de l’ordre public international français de fond sur la loyauté procédurale.

L’arrêt SORELEC appelle au moins deux commentaires.

En premier lieu, le contrôle maximaliste des cas d’ouverture du recours en annulation contre une sentence se rapproche d’un contrôle de novo sur le fond de l’affaire. La Cour d’appel a examiné en détail plusieurs aspects de l’affaire, y compris les concessions réciproques des parties prévues dans l’accord transactionnel, afin de déterminer si celui-ci pouvait être un indice de corruption.

En second lieu, la formule employée par la Cour conduit certains auteurs à interroger ce qui était jusque-là l’interprétation la plus répandue de sa jurisprudence, à savoir que le contrôle maximaliste avait vocation à s’appliquer uniquement aux contestations relatives à la compétence du tribunal arbitral et aux violations potentielles de l’ordre public international français. La citation par la Cour de cassation de l’intégralité de l’article 1520 du Code de procédure civile français avant de réaffirmer le contrôle maximaliste des moyens soulevés contre la sentence, pourrait indiquer que ce contrôle s’appliquerait à l’ensemble des cinq cas d’ouverture.

Des clarifications sont souhaitées sur ces questions.

Conclusion

Comme les développements ci-dessus le suggèrent, cette décision confirme la volonté de la Cour de cassation de traquer toute trace de corruption dans les affaires soumises à l’arbitrage. Les praticiens doivent en tenir compte dans leurs choix procéduraux, tant au stade de l’arbitrage que de l’exécution.

Jacques Bouyssou, Associé, Marie-Hélène Bartoli-Vallet, Counsel, et Juan Diego Niño-Vargas, Collaborateur.