Droit social des plateformes numériques

06 mars 2020
Jacques Perotto et Quentin Kéraval

S’il n’existe pas encore de législation propre aux plateformes numériques, les questions que soulèvent en droit du travail les nouveaux modes de travail issus de l’économie collaborative, expliquent le retentissement de plusieurs décisions judiciaires récentes et justifient peut-être l’intervention du législateur.
Ainsi, par un arrêt du 4 mars 2020, la Chambre sociale de la Cour de cassation a confirmé que le contrat liant un chauffeur VTC à la plateforme de mise en relation UBER devait être requalifié en contrat de travail, eu égard aux modalités d’exercice de cette activité qui révélaient l’existence d’un lien de subordination et, par conséquent, le caractère « fictif » du statut de travailleur indépendant.

Sans innover, la Chambre sociale reprend les critères jurisprudentiels classiques pour caractériser l’existence d’un lien de subordination entre UBER et ses chauffeurs VTC au premier desquels :

– L’intégration du chauffeur dans un service organisé de transport dont les modalités étaient définies unilatéralement par UBER, le chauffeur ne pouvant :

· décider librement de l’organisation de son activité,

· fixer librement ses tarifs qui sont déterminés par UBER en fonction d’un algorithme,

· choisir librement l’itinéraire emprunté sous peine de se voir appliquer une correction tarifaire par UBER,

· choisir librement la course qui lui convient, la destination n’étant pas nécessairement connue du chauffeur en amont,

· rechercher et constituer sa propre clientèle,

· choisir ses fournisseurs.

– L’exercice du pouvoir disciplinaire indirect ou déguisé via (i) la mise en œuvre par UBER de déconnexions temporaires à partir de 3 refus de courses, (ii) l’application de « corrections tarifaires » si le chauffeur choisit un « itinéraire inefficace » autre que celui proposé par l’application et (iii) la suppression du compte du chauffeur en cas de non-respect du taux d’annulation fixé unilatéralement par UBER ou de signalement de « comportements problématiques » par un utilisateur.

L’argumentaire de la liberté de connexion du chauffeur développé par UBER sèchement contredit

Si selon UBER, le chauffeur VTC « reste totalement libre de se connecter à l’application ou non, de choisir l’endroit et le moment où il entend se connecter, sans en informer la plateforme à l’avance, et de mettre fin à la connexion à tout moment » ; un tel argument est inopérant pour la Chambre sociale.

Les impacts de la décision

Est-ce que cette décision est de nature à remettre en cause le modèle économique des plateformes ?

Pas nécessairement car celle-ci ne concerne que les salariés ayant assigné leur employeur, ce qui ne traduit pas l’état d’esprit de tous les chauffeurs VTC ; pour autant, ceux-ci disposent d’un moyen de pression supplémentaire vis-à-vis de leur employeur dans leur négociation pour l’obtention de droits protecteurs nouveaux.

Du côté de UBER, il est probable que leur écosystème sera révisé car la porte à des condamnations en chaîne est désormais ouverte !!

Pour autant, l’impact économique n’est pas négligeable pour UBER

La remise en cause du statut de travailleur indépendant des « chauffeurs UBER » aura nécessairement de fortes implications en matière de droit de la sécurité sociale, notamment s’agissant de l’obligation d’affiliation des salariés aux assurances sociales du régime général (Article L. 311-2 du Code de la sécurité sociale) ; ce qui devrait entraîner la réintégration de l’ensemble des sommes versées dans l’assiette des cotisations sociales (Cass. 2ème Civ., 28 novembre 2019, n°18-15.333).

Selon les chiffres communiqués par UBER en janvier 2019, près de 28.000 chauffeurs seraient enregistrés (employés) sur l’application pour un chiffre d’affaires médian horaire de 24,81 euros (avant déduction de la commission due à UBER de 25%).

Le débat, un peu caricatural, doit-il rester figé entre, d’un côté la rigidité des principes auxquels s’agrippe la Chambre sociale et, de l’autre, les nouveaux modes d’organisation des entreprises de l’économie de demain, non exempts non plus de reproches ?

Interrogée le 5 mars dernier par Europe 1, Madame Murielle Pénicaud – Ministre du travail, ne répondant pas directement à la question, a indiqué qu’il « fallait inventer le modèle qui protège ».

Pour ce faire, Madame la Ministre a informé du lancement d’une future mission visant à déterminer « des règles qui permettent la liberté et la protection » des travailleurs des plateformes. Pilotée avec le ministère de l’Économie, elle devrait être officiellement lancée dans les prochains jours.

Nul doute que le « modèle qui protège » reste donc à inventer mais celui-ci ne suffira pas ; il faudra également que le législateur s’empare du sujet en décidant s’il souhaite ou non faire évoluer le droit social des plateformes numériques avec les transformations économiques de la Société.

A cet égard, une mission a d’ores et déjà été confiée, le 13 janvier dernier, à Monsieur Jean-Yves Frouin (ancien président de la Chambre sociale), visant à définir les différents scénarios possibles afin de construire un cadre permettant la représentation des travailleurs des plateformes. Après un point d’étape au mois d’avril 2020, les travaux devront être rendus le 1er juillet 2020.

Jacques Perotto et Quentin Kéraval, Avocats du département droit social.