Les défis de l’intrapreneuriat (2/2) : les risques encourus et les erreurs à ne pas commettre

08 octobre 2019
Jacques Perotto et Corinne Thiérache

L’intrapreneuriat présente, pour l’employeur, l’intérêt de favoriser l’innovation, d’élargir sa créativité en recourant aux idées de l’ensemble de ses salariés. Pour le collaborateur, il permet de développer ses compétences, mieux maîtriser sa trajectoire dans l’entreprise en trouvant du sens à ses fonctions via la conduite d’un nouveau projet induisant des habitudes différentes. Après avoir défini le concept d’intrapreneuriat, les modalités de sélection des idées et d’encadrement par une charte dans une première tribune, Jacques Perotto et Corinne Thierache, avocats associés, Alerion, détaillent les questions pratiques en droit du travail et en droit de la propriété intellectuelle. Voici leur analyse.

« On peut rappeler avant toute chose qu’un projet intrapreneurial est une opportunité que l’entreprise offre au salarié, celui-ci étant libre de la saisir ou pas.

Il ne s’agit donc pas d’un droit inconditionnel et automatique pour le salarié de voir son idée faire obligatoirement l’objet d’une étude approfondie et d’une mise en œuvre concrète par son employeur.

Cette liberté offerte au salarié rencontre donc une limite immédiate, qui est celle de l’intérêt de son idée pour l’entreprise et, éventuellement, de sa faisabilité.

D’où la nécessité de définir un cadre général traçant les différentes étapes de la gestation du projet entrepreneurial de la création jusqu’au mode de sélection, étant précisé que ce process peut être prévu au sein d’une charte dédiée.

Parmi les hypothèses envisageables s’agissant de la sélection de l’idée, on peut identifier les cas suivants :

– pour les PME et selon un modèle traditionnel, la proposition de l’idée pourra être directement adressée au DG. Il incarne l’entreprise et est donc légitime à donner sa chance à une idée ou, au contraire, à l’écarter en raison de son manque de pertinence par rapport à l’activité de l’entreprise ;

– l’idée peut également être soumise à une commission composée de représentants de l’employeur (DAF, DRH, directeur des ventes etc.) qui détiennent la meilleure connaissance des besoins de l’entreprise, de sa stratégie de développement, et sont donc en mesure d’identifier les projets potentiellement porteurs ;

– enfin, dans une démarche participative, une commission composée à la fois de représentants de l’employeur et de salariés peut être constituée. Il peut être pertinent de faire participer au processus de sélection des salariés choisis en fonction de leur expertise, ce qui peut favoriser l’adhésion au projet et ainsi accroître les chances de succès.

 

ERREURS RH À ÉVITER

LA GESTION DU TEMPS DE TRAVAIL DE L’INTRAPRENEUR

C’est l’une des problématiques centrales que pose l’intrapreneuriat.

 

La gestion du risque

Tout en participant au développement de son idée au sein de l’entreprise, l’intrapreneur reste un collaborateur de la société débiteur d’obligations professionnelles et contractuelles – qui sont la contrepartie de la rémunération versée par son employeur. L’entreprise doit par exemple veiller au respect des durées maximales du travail (quotidiennes et hebdomadaires) ainsi qu’aux durées minimales de repos (quotidiennes et hebdomadaires).

En effet, même si le collaborateur intrapreneur jouit par exemple du statut de cadre autonome, le projet intrapreneurial ne le fait théoriquement pas sortir du cadre prévu par le code du travail sur les durées maximales quotidiennes ou hebdomadaires.

Pour autant, la question de la durée du travail pose le problème de l’étanchéité entre vie privée et vie professionnelle ; rien n’empêche, par exemple, l’intrapreneur de travailler le dimanche sur son projet à condition que le sujet ait été anticipé. Aussi, il peut être prudent en pareil cas de prévoir expressément :

– une période de temps spécifiquement allouée dans la semaine au projet intrapreneurial ;

– que le temps qui pourrait être passé à ce projet par l’intrapreneur au-delà de ce qui a été contractuellement fixé par les parties relève de la seule initiative du collaborateur qui ne pourra en aucun cas solliciter le paiement d’heures supplémentaires à ce titre ;

– dans le même sens, il est recommandé de prévoir que le temps qui serait passé par le collaborateur à son projet intrapreneurial ne peut le conduire à dépasser les durées maximales quotidiennes et hebdomadaires de travail pour accomplir les obligations contractuelles relevant de ses attributions professionnelles originelles.

 

Comment innover pour mieux gérer ?

La charte dédiée aux projets intrapreneuriaux peut ainsi prévoir un dispositif lié à la gestion du temps de travail de l’intrapreneur et en particulier un quota de jours dédié, à l’instar des comptes épargne temps avec possibilité d’abondement de l’employeur.

 

LA RÉMUNÉRATION DE L’INTRAPRENEUR

La gestion de la rémunération du collaborateur pendant toute la durée de l’intrapreneuriat doit faire l’objet d’une attention particulière.

L’intrapreneur étant dans une démarche volontaire, celle-ci ne doit pas avoir en principe d’impact sur sa rémunération, que ce soit pendant la durée de la réalisation du projet ou postérieurement à celui-ci.

À l’instar de ce qui existe par exemple pour certaines catégories de salariés ’protégés’, le temps consacré au projet intrapreneurial doit être neutralisé afin que celui-ci n’ait pas d’effet négatif, par exemple, sur le niveau de rémunération variable. L’application de la règle du prorata temporis par rapport aux objectifs fixés ou aux résultats obtenus peut être utilement mise en œuvre – la charte peut prévoir des dispositions à ce sujet.

 

LA GESTION DE LA CARRIÈRE DE L’INTRAPRENEUR

La gestion de la carrière ne peut également théoriquement être affectée par le développement du projet intrapreneurial, au moins négativement. C’est le même raisonnement qu’en matière de rémunération si on considère que l’on doit conserver une relative étanchéité entre les fonctions telles que résultant du contrat de travail originel et la mission intrapreneuriale.

Pour autant, il est évident que la réussite du projet intrapreneurial ne peut être sans effet sur la carrière de celui qui a eu le talent, l’énergie et qui a pris les risques pour le développer ; aussi, il peut être pertinent de prévoir dans quelles conditions la carrière professionnelle pourra en être affectée étant précisé qu’à notre sens, il convient de distinguer la phase d’amorçage du projet de la phase de réalisation. En effet, l’intrapreneur qui a mené à bien son projet doit naturellement en récolter les fruits et voir sa carrière évoluer favorablement au sein ou en dehors de l’entreprise.

 

ERREURS « DROIT DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE » À ÉVITER

Les salariés désireux de développer une mission intrapreneuriale innovante dans leur entreprise doivent s’assurer du partage, avec l’entreprise, de la propriété intellectuelle liée aux résultats des projets réalisés. De son côté, l’employeur a tout intérêt à conserver la maîtrise de la propriété intellectuelle développée par son salarié.

Afin de pouvoir identifier les éventuels risques liés au processus de l’intrapreneuriat à la lumière des dispositions existantes en matière de droit de la propriété intellectuelle, il est nécessaire d’appréhender en amont les enjeux de son développement. En effet, il semble que les règles légales soient perçues comme trop rigides du point de vue des salariés porteurs d’innovation dans la mesure où elles seraient peu incitatives et mal adaptées pour innover durablement au sein de leur entreprise. L’entreprise perdrait en parallèle la primauté du développement de l’innovation attendue en voyant dans ces salariés des concurrents potentiels si ces derniers décidaient de prendre leur liberté en créant leur propre société et business model ou en se ’vendant’ à des concurrents.

 

INVENTIONS RÉALISÉES PAR LE SALARIÉ DANS SON ENTREPRISE

Le régime juridique actuel applicable aux inventions réalisées par des salariés au sein de leur entreprise est le suivant.

Concernant les créations réalisées par des salariés, le régime juridique actuel applicable est régi aux articles L. 611-7 à L. 615-21 du code de la propriété intellectuelle à travers le statut des « inventions de salariés ». Ces inventions réalisées au sein de l’entreprise permettent de déterminer la titularité des droits de propriété intellectuelle entre l’employeur et le salarié en fonction des types d’inventions :

– les « inventions de mission » sont les inventions réalisées dans le cadre de l’exécution du contrat de travail comprenant une « mission inventive qui correspond à des fonctions effectives, ou bien lors d’études et de recherches confiées au salarié de manière explicite ». Dans ce cas, la titularité des droits appartient à l’employeur ;

– les « inventions hors mission attribuables » sont les inventions autres présentant un lien avec l’entreprise car elles entrent dans son domaine d’activité, faites par le salarié dans l’exécution de ses fonctions ou grâce aux moyens techniques et connaissances mis à disposition. Dans ce cas, la titularité des droits appartient au salarié, mais avec un droit d’attribution ou une licence d’exploitation pouvant être octroyés au bénéfice de l’employeur ;

– les « inventions hors mission non attribuables » sont les inventions réalisées en dehors de toute mission confiée par l’employeur ne présentant donc aucun lien avec l’entreprise. Dans ce cas, la titularité des droits appartient au salarié. Ainsi, il semble évident que ce régime des « inventions de salariés » ne permet pas de prendre en considération la réalité de la situation juridique hybride d’un projet d’intrapreneuriat. En effet, les innovations réalisées dans le cadre d’un tel projet sont ponctuelles et font nécessairement partie intégrante des activités de l’entreprise, ce qui crée inévitablement une difficulté quant à la définition juridique précise de leur statut : sont-elles des inventions de salariés ? Des créations indépendantes ?

 

SOLUTIONS POUR LES INTRAPRENEURS

Quelles sont les solutions juridiques applicables aux projets innovants réalisés par des « salariés entrepreneurs » / « intrapreneurs » au sein de leur entreprise ?

Dès lors qu’il existe une zone de flou juridique concernant la question de la titularité des droits sur les créations et les innovations réalisées par le salarié affecté pour partie à un projet d’intrapreneuriat, il est recommandé de prévoir dès le début du projet le cadre précis régissant, outre la titularité des droits, l’ensemble des effets liés à ces droits quant aux résultats obtenus lors du projet (mode d’exploitation, contrepartie financière) et ce, en fonction du statut du salarié dans l’entreprise, du secteur d’activité concerné et de la potentielle convention collective applicable prévoyant des dispositions en matière de propriété intellectuelle. La charte dédiée à ce type de projet peut tout à fait prévoir les dispositions idoines à cet égard.

L’objectif est de trouver un équilibre viable et pérenne entre les acteurs de l’entreprise et de son environnement dont ces nouveaux profils de salariés hybrides « intrapreneurs » font partie au regard de leur participation active au renouvellement des activités de l’entreprise, et donc du capital social.

Des pistes sérieuses de réflexion sur le statut juridique spécifique des « intrapreneurs » semblent toutefois déjà émerger. Dans un rapport de février 2018 intitulé « Entreprises engagées – Comment concilier l’entreprise et les citoyens », la Fondation Jean Jaurès propose ainsi de reconnaître un statut hybride de « salarié-entrepreneur » ou « intrapreneur » afin de protéger les intérêts des deux parties signataires du contrat de travail, tant l’employeur qui met à disposition les ressources nécessaires à l’innovation, que le salarié jouissant de ces dernières pour mener à terme le projet innovant.

Dans un souci de repenser la gouvernance au sein de l’entreprise dans un contexte de transformations structurelles profondes de l’économie et de la société, cette proposition prévoit un temps de travail du salarié « intrapreneur » d’au moins 10 % pour son projet innovant au sein de l’entreprise, ainsi qu’un partage des bénéfices et de la propriété intellectuelle liée aux résultats du projet avec l’entreprise. La reconnaissance d’un tel statut permettrait de garantir sa place de salarié dans l’entreprise mais avec l’engagement de percevoir une participation réelle, soit en étant associé au capital de la société-projet résultant de l’intrapreneuriat, soit en ayant un intéressement à la valeur générée par celle-ci.

 

EN CONCLUSION : PAS DE SUBSTITUTION AU CONTRAT DE TRAVAIL

En conclusion, l’intrapreneuriat est sans doute une bonne piste de réflexion pour les entreprises en quête d’innovation et confrontées à des marchés très concurrentiels. Il peut être également une alternative intéressante à proposer à des salariés motivés et occupant une certaine typologie de fonctions dans l’entreprise. Pour autant, l’intrapreneuriat ne se substituera pas au contrat de travail caractérisé par le lien de subordination. Quoi qu’en disent certaines voix proclamant sa mort prochaine, celui-ci devrait encore subsister quelques années et demeurer le fondement de la relation de travail pour la majorité des salariés. »

 

Jacques Perotto, associé en droit social, et Corinne Thiérache, associée en droit de la propriété intellectuelle, chez Alerion

Publié le 1 octobre 2019 sur AEF info