Actualités de la responsabilité des constructeurs et de l’assurance construction

  • L’application des garanties dommages-ouvrage et décennale obligatoires aux dommages aux existants…Attention aux conditions (Civ.3ème, 30 mai 2024, n°22-20.711)

Prenant acte du resserrement du champ des assurances obligatoires introduit par l’ordonnance n°2005-658 du 8 juin 2005 à l’article L.243-1-1 du Code des assurances, la Cour de cassation vient rappeler que ces garanties obligatoires ne peuvent être mobilisées pour les dommages causés aux existants par un ouvrage neuf, que sous deux conditions cumulatives : (i) une incorporation totale de l’existant dans la construction d’un ouvrage neuf et (ii) une indivisibilité technique des deux ouvrages (Civ.3ème, 30 mai 2024, n°22-20.711). S’agissant de la première condition, l’ouvrage neuf doit constituer l’ouvrage dominant : s’il s’incorpore dans la partie existante qui reste dominante, les garanties obligatoires ne pourront être mobilisées. Pour ce qui est de la seconde condition, le juge ne peut, de la même façon, se contenter d’énoncer que l’ouvrage neuf et l’ouvrage existant forment un tout indivisible : il doit caractériser en quoi, d’un point de vue technique, ils ne peuvent être considérés comme des ouvrages distincts. Le cas d’espèce concernait la pose de nouvelles tuiles sur une charpente existante et ayant endommagé celle-ci. Aucune des deux conditions n’étant rempli, l’arrêt d’appel est cassé et la garantie d’assurance décennale obligatoire du couvreur écartée…ce qui n’exclut pas pour autant sa responsabilité décennale, laquelle était bien engagée de plein droit sur le fondement de l’article 1792 du Code civil pour les dommages aux existants et les dommages immatériels consécutifs. Ou de l’intérêt de souscrire une garantie facultative des dommages aux existants…

  • La démolition-reconstruction ne caractérise pas nécessairement un dommage de nature décennale (Civ. 3ème, 6 juin 2024, n°23-11.336)

La Cour de cassation avait déjà jugé que les défauts de conformité affectant un immeuble n’entraient pas, en l’absence de désordre, dans le champ d’application de la responsabilité décennale de l’article 1792 du Code civil (notamment Civ.3ème, 20 novembre 1991, n°89-14.867). Elle vient préciser, aux termes d’une décision rendue le 6 juin 2024, qu’il en est également ainsi, quand bien même la démolition-reconstruction de l’ouvrage serait retenue pour réparer ces non-conformités et mettre l’ouvrage en conformité avec les prévisions contractuelles (Civ. 3ème, 6 juin 2024, n°23-11.336). Autrement exprimé : la solution réparatoire ne caractérise pas la nature décennale du désordre. Pour justifier la mise en jeu de la garantie d’assurance dommages-ouvrage ou décennale obligatoire, il importe que la non-conformité contractuelle porte atteinte en elle-même à la solidité de l’ouvrage ou à sa destination ; ce qui est le cas notamment lorsque le maître de l’ouvrage est exposé à un risque de démolition à la demande d’un tiers, mais ce qui n’est pas le cas lorsque cette démolition est exclusivement retenue pour réparer la non-conformité.

  • Point de départ du délai de prescription quinquennal de l’article 2224 du Code civil : distinction entre l’action en réparation d’un dommage propre dépendant du sort d’une procédure contentieuse et l’action récursoire à l’encontre d’un co-responsable (Ch. Mixte, 19 juillet 2024, n°22-18.729 et 20-23.527)

Par deux arrêts du même jour, rendus en matière fiscale mais transposable en matière de construction, la chambre mixte de la Cour de cassation est venue clarifier le point de départ du délai de prescription quinquennal de l’action en responsabilité exercée sur le fondement de l’article 2224 du Code civil, qui dispose que l’action se prescrit par cinq ans « à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ».

Selon la Cour, il se déduit de l’article 2224 du Code civil que « le délai de prescription de l’action en responsabilité civile court à compter du jour où celui qui se prétend victime a connu ou aurait dû connaître le dommage, le fait générateur de responsabilité et son auteur ainsi que le lien causal entre le dommage et le fait générateur » ; ce qui conduit la Cour à opérer une distinction entre (i) l’action en réparation d’un dommage propre dont l’existence dépend de l’issue d’une procédure contentieuse opposant le demandeur à un tiers, et (ii) l’action récursoire à l’encontre d’un co-responsable.

Pour la première (l’action en réparation d’un dommage propre dont l’existence dépend de l’issue d’une procédure contentieuse), le dommage ne se manifestant qu’au jour où le demandeur est condamné par une décision passée en force de chose jugée ou devenue irrévocable, la prescription de son action en réparation du dommage ne court qu’à compter de cette décision.

Pour la seconde en revanche, « la prescription applicable au recours d’une personne assignée en responsabilité contre un tiers qu’il estime co-auteur du même dommage a pour point de départ l’assignation qui lui a été délivrée, même en référé, si elle est accompagnée d’une demande de reconnaissance d’un droit », « sauf si elle établit qu’elle n’était pas, à cette date, en mesure d’identifier ce responsable ». Tel est le cas par exemple du recours d’un constructeur, assigné en responsabilité par le maître de l’ouvrage, contre un autre constructeur ou son sous-traitant (Civ.3ème, 14 décembre 2022, n°21-21.305). Et la Cour de cassation de rappeler également la solution identique retenue pour la prescription biennale de l’action récursoire en garantie des vices cachés qui court à compter de l’assignation (Ch. Mixte, 21 juillet 2023, n°20-10.763 et n°20-19.936).

L’objectif affiché de ces solutions et de cette clarification est d’assurer un juste équilibre entre les intérêts respectifs des parties et de contribuer à une bonne administration de la justice, en limitant pour la première action, les procédures prématurées ou injustifiées, et en favorisant pour la seconde, la possibilité d’un traitement procédural du contentieux engagé par la victime, dans une même instance.

Les premiers pas du devoir de vigilance appliqué aux contentieux climatiques

La loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 a instauré, en France, un devoir dit de « vigilance » s’imposant aux plus grandes entreprises en matière environnementale, sociale et de gouvernance. Le régime codifié aux articles L. 225-102-4 et 5 du Code de commerce, impose aux sociétés employant au moins 5 000 salariés en France – maison mère et filiales confondues – ou 10 000 salariés dans le monde, notamment, d’établir et mettre en œuvre un « plan de vigilance ». Le non-respect de ces obligations est susceptible d’engager la responsabilité des sociétés en cause.

L’Union européenne s’inspire de cette loi pour l’élaboration d’une directive européenne relative au devoir de vigilance des entreprises en matière de développement durable[1]. Cette directive est en cours de négociation entre les Etats membres après l’adoption par le Parlement européen du projet de directive le 1er juin 2023[2]. Ce devoir de vigilance peut fournir un support aux actions climatiques alors que la montée en puissance des contentieux climatiques en France et dans le monde illustre la mobilisation de la société civile. L’Observatoire Alerion des Contentieux Climatiques analyse les premières décisions du juge français sur le devoir de vigilance qui, à ce stade, portent sur des questions procédurales et préliminaires.

1. Compétence exclusive du Tribunal judiciaire de Paris

Jusqu’à l’adoption de la loi n° 2021-1729 le 22 décembre 2021 qui a attribué une compétence exclusive au Tribunal judiciaire de Paris pour toutes les actions relatives au devoir de vigilance fondées sur les nouveaux articles du Code de commerce, la compétence des tribunaux judiciaires se heurtait à la compétence des tribunaux de commerce, le forum naturel de la vie des affaires.

Dans l’affaire TotalEnergies SE, le Tribunal judiciaire de Nanterre, s’était déclaré à raison incompétent au profit du Tribunal de commerce au motif que l’élaboration du plan de vigilance et sa mise en œuvre font partie intégrante de la gestion de la société[3]. La Cour d’appel de Versailles avait approuvé l’approche retenue par les premiers juges et rejeté la qualification d’acte mixte[4], qualification qui aurait permis un choix entre les juridictions civiles et commerciales. La Chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel en déclarant que « le demandeur non commerçant qui entend agir à cette fin dispose, toutefois, en ce cas, du choix de saisir le tribunal civil ou le tribunal de commerce ». Toutefois, la Haute juridiction a confirmé la position des juges de première instance en considérant que « l’établissement et la mise en œuvre d’un tel plan présentent un lien direct avec la gestion de cette société ».

Le législateur a tranché définitivement la question de la compétence en octroyant une compétence exclusive au Tribunal judiciaire de Paris[5].

2. Les limites de l’action en référé

L’article L. 225-102-4 du Code de commerce permet au demandeur d’intenter soit une action en référé soit une action au fond pour que la société ayant manqué à ses obligations soit enjointe de les respecter.

Dans l’affaire Total – Ouganda, le juge des référés du Tribunal judiciaire de Paris s’est interrogé sur le point de savoir si l’action en référé était adaptée pour contrôler le respect de l’obligation d’émettre un plan de vigilance en matière de droits humains et libertés fondamentales, de santé et sécurité des personnes ainsi que d’environnement[6].

Après avoir jugé les demandeurs irrecevables pour défaut de mise en demeure préalable, le juge des référés a exprimé, dans un obiter dictum bienvenu, des réserves quant à la possibilité pour le juge de l’évidence de contrôler l’émission d’un plan de vigilance. La juridiction des référés a ainsi précisé que « les griefs et les manquements reprochés à la société TotalEnergies SE du chef de son devoir de vigilance, au cas présent, doivent faire l’objet d’un examen en profondeur des éléments de la cause excédant les pouvoirs du juge des référés ».

Cette solution précise le cadre procédural dans lequel pourra s’exercer l’action fondée sur le devoir de vigilance. Elle révèle ainsi les difficultés auxquelles les demandeurs feront face en saisissant le juge des référés dès lors que l’objet du litige porte sur la conformité du plan de vigilance et non sa simple publication par la société en cause. Un observateur suggère que les demandeurs pourraient, tout à la fois, présenter une demande au fond portant sur la conformité du plan de vigilance d’une société et une demande en référé visant à suspendre les mesures prises par la société[7].  

3. L’exigence d’une mise en demeure

L’article L. 225-102-4, II du Code de commerce prévoit, avant la saisine du juge, que la société en cause soit mise en demeure d’exécuter ses obligations au titre de son devoir de vigilance.

« II.-Lorsqu’une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n’y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d’un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter. »

En l’absence d’un décret d’application précisant certains aspects du contentieux relatif au devoir de vigilance, le Tribunal judiciaire de Paris a établi des exigences, exposées ci-dessous, sur cette mise en demeure dans les affaires Total – Ouganda[8]Total – Climat[9]Suez[10] et EDF[11].

Préalable obligatoire

En premier lieu, la mise en demeure est appréciée comme un préalable obligatoire à toute saisine du juge. A défaut de mise en demeure préalable, la demande des requérants est irrecevable. Dans l’affaire EDF, le Juge de la mise en état du Tribunal Judiciaire de Paris a précisé que cette condition vise à instaurer un dialogue entre les requérants et la société visée, afin qu’elle puisse prendre en compte les remarques à l’égard de son plan de vigilance et le faire évoluer en conséquence[12].

Identité d’objet entre la mise en demeure et l’assignation

En deuxième lieu, la mise en demeure et l’assignation doivent avoir le même objet. Ainsi, l’assignation doit viser les mêmes griefs soulevés par la mise en demeure et notamment le même plan de vigilance.

Par exemple dans l’affaire Total-Ouganda[13], les demandeurs avaient mentionné dans leur assignation, la versions la plus récente du plan de vigilance correspondant à l’année 2021, alors que les mises en demeure portaient sur une version antérieure correspondant à l’année 2019. Cela a conduit le Juge de la mise en état à conclure que le défendeur n’avait pas été mis en demeure au regard du plan de vigilance faisant l’objet de sa saisine.

Le caractère complet de la mise en demeure

En troisième lieu, la mise en demeure doit être suffisamment spécifique quant à l’objet des griefs qui sont reprochés à la société en cause. Dans l’affaire Total-Climat[14], le Juge de la mise en état a considéré que la mise en demeure adressée par les demandeurs était imprécise en ce qu’elle enjoignait à Total Energies une liste de mesures « sans préjudice d’autres mesures qui pourront être identifiées ». Ainsi, pour être conformes, les mises en demeures doivent être suffisamment précises sur les griefs en cause pour servir de base à une discussion entre les parties prenantes avant la saisine du tribunal.

4. L’articulation entre l’article 1252 du Code civil et l’article L. 225-102-4 du Code de commerce

L’article 1252 du Code civil prévoit la possibilité de demander au juge français de prescrire des mesures propres à prévenir ou faire cesser un dommage en matière écologique. La question s’est donc posée de l’articulation entre ce texte et l’article L. 225-102-4 du Code de commerce qui permet au juge d’enjoindre une société à respecter ses obligations dans le cadre du devoir de vigilance.

Dans l’affaire Total – Climat[15], le Tribunal judiciaire a été saisi de deux demandes, une fondée sur l’article L. 225-102-4 du Code de commerce visant à obtenir une injonction pour que Total Energies publie son plan de vigilance, et, une autre fondée sur l’article 1252 du Code civil visant à « publier et mettre en œuvre » des actions pour la réduction d’émissions de gaz à effet de serre.

Total Energies a soulevé un incident relatif à la recevabilité de la demande fondée sur l’article 1252 du Code civil. Reprenant l’argumentation du défendeur, le Juge de la mise en état a déclaré la demande irrecevable en considérant que les deux demandes poursuivaient le même objet, et qu’en se fondant sur l’article 1252 du Code civil les demandeurs tentaient de contourner l’obligation de mise en demeure prévue à l’article L. 225-102-4 du Code de commerce. Qualifiant les dispositions du Code de commerce de « spéciales », le juge relève qu’elles dérogent aux dispositions d’ordre général du Code civil.

Cette solution est contestée par certains auteurs qui s’interrogent sur l’application exclusive de l’article L. 225-102-4 du Code de commerce à la question du devoir du vigilance, notamment en raison de la référence de l’article L.225-102-5 du même code aux articles 1240 et 1241 du Code civil concernant le préjudice écologique[16].

En tout état de cause, à suivre la décision du Juge de la mise en état dans l’affaire Total Energies, il n’est pas possible de se fonder sur l’article 1252 du Code civil pour veiller au respect du devoir de vigilance.

5. La qualité à agir des défendeurs

Selon l’article L. 225-102-4 du Code de commerce, la responsabilité de l’établissement du plan de vigilance incombe à la société mère du groupe, les filiales contrôlées au sens de l’article L. 233-3 du Code de commerce en sont exemptes. L’obligation repose donc sur la société mère même si les filiales peuvent de leur propre gré mettre en place un plan de vigilance. En conséquence, seulement la société mère ou la société à l’origine d’un plan ce vigilance déterminé peuvent être attraites en justice.

Dans l’affaire Suez[17], la défenderesse, une filiale du groupe Suez, alléguait qu’elle n’avait pas édicté le plan de vigilance en cause et que celui-ci avait été élaboré par son actionnaire unique. Le Juge de la mise en état, ayant constaté que le plan de vigilance ne mentionnait pas précisément quelle société du groupe Suez était à son origine, a considéré que « la qualité à défendre de la [filiale] (…) n’est pas établie ».

Il en ressort, qu’il doit y avoir une identité entre la société émettrice du plan de vigilance objet de l’assignation et la société qui est assignée.

6. L’intérêt à agir des demandeurs

Le moyen tenant à l’irrecevabilité des demandes en raison du manque d’intérêt à agir des associations et collectivité territoriales requérantes a été soulevé à plusieurs reprises. Si dans certaines affaires, le juge n’a pas statué sur ce moyen, dans l’affaire Total – Climat[18], le Juge de la mise en état du Tribunal judiciaire de Paris a précisé – à nouveau dans un obiter dictum – que certains demandeurs ne justifiaient pas d’un intérêt à agir.

Le juge parisien s’est référé à l’article 1248 du Code civil – spécifique à la réparation du préjudice écologique – pour interpréter les termes « toute personne justifiant d’un intérêt à agir » de l’article L. 225-102-4 du Code de commerce.

L’article 1248 du Code civil détermine les catégories de personnes qui peuvent déclencher une action en réparation du préjudice écologique, à savoir: « l’Etat, l’Office français de la biodiversité, les collectivités territoriales et leurs groupements dont le territoire est concerné, ainsi que les établissements publics et les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date d’introduction de l’instance qui ont pour objet la protection de la nature et la défense de l’environnement ».

Ainsi, le Juge de la mise en état a déclaré irrecevables les demandes de certaines associations n’ayant pas été créées ou agréées depuis cinq ans. De même, il a jugé irrecevables les demandes de certaines collectivités territoriales – dont les villes de Paris et New York – en considérant qu’elles peuvent seulement agir « lorsque leur territoire est concerné par le préjudice écologique ».

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Ces premières décisions concernant la juridiction compétente, les exigences liées à la mise en demeure préalable, ainsi que la qualité et l’intérêt à agir des parties prenantes, sont venues apporter des précisions bienvenues sur les conditions de l’action. Ces débats portant sur des questions formelles mettent en lumière la complexité des questions de fond que le juge devra résoudre.

TABLEAU DES PRINCIPALES AFFAIRES PORTANT SUR LE DEVOIR DE VIGILANCE

Décisions judiciaires

  • Tribunal judiciaire Nanterre, ord., 30 janvier 2020, n° 19/02833, TotalEnergies SE
  • Versailles, 10 décembre 2020, n° 20/01692, TotalEnergies SE
  • Cass. com., 15 décembre 2021, n° 21/11.882, TotalEnergies SE
  • Tribunal judiciaire Paris, 30 novembre 2021, n° 20/10246, EDF
  • Paris, Pôle 5, ch. 11, 17 mars 2023, n° 22/00749, EDF
  • Tribunal judiciaire Paris, 1er juin 2023, n° 22/07100, SUEZ SA
  • Tribunal judiciaire Paris, 28 février 2023, n° 22/53942 et n° 22/53943, TotalEnergies SE (Total – Ouganda)
  • Tribunal judiciaire Paris, 6 juillet 2023, n° 22/03403, TotalEnergies SE (Total – Climat)

Affaires en cours devant le Tribunal judiciaire de Paris

  • Tribunal judiciaire Paris, assignation du 23 mars 2022, YVES ROCHER
  • Tribunal judiciaire Paris, assignation du 22 décembre 2021, GROUPE LA POSTE
  • Tribunal judiciaire Paris, assignation du 3 mars 2021, CASINO
  • Tribunal judiciaire Paris, assignation du 29 juillet 2022, IDEMIA

Mises en demeure

  • La société TELEPERFORMANCE a été mise en demeure le 18 juillet 2019
  • La société XPO LOGISTICS a été mise en demeure le 1er octobre 2019
  • La société TOTALENERGIE a été mise en demeure le 14 mars 2022
  • La société MCDONALD’S a été mise en demeure le 30 mars 2022
  • Les sociétés Danone, Auchan, Carrefour, Casino, Lactalis, Les Mousquetaires, Picard Surgelés, Nestlé France et McDonald’s France ont été mises en demeure le 28 septembre 2022
  • La société BNP PARIBAS a été mise en demeure le 17 octobre 2022
  • La société BNP PARIBAS a été mise en demeure le 26 octobre 2022

  • [1]            Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/1937, 23 février 2022.
  • [2]        Amendements(1) du Parlement européen, adoptés le 1er juin 2023, à la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/1937.
  • [3]        Tribunal judiciaire Nanterre, ord., 30 janvier 2020, n° 19/02833, TotalEnergies SE.
  • [4]        R. Dumont, « Devoir de vigilance des sociétés mères et compétence des tribunaux : la Cour de cassation et le législateur rendent concomitamment deux solutions différentes », Recueil Dalloz, Dalloz, 2022, p. 826.
  • [5]        L’article L. 211-21 du Code de l’organisation judiciaire dispose que « le tribunal judiciaire de Paris connaît des actions relatives au devoir de vigilance fondées sur les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce ».
  • [6]        Tribunal judiciaire Paris, 28 février 2023, n° 22/53942 et n° 22/53943, TotalEnergies SE (Total – Ouganda).
  • [7]        A. Lecourt, « Nouvelles précisions sur l’action en responsabilité découlant du manquement à la vigilance climatique », RTD com, Dalloz, 2023, p. 369
  • [8]        Tribunal judiciaire Paris, 28 février 2023, n° 22/53942 et n° 22/53943, TotalEnergies SE (Total – Ouganda).
  • [9]        Tribunal judiciaire Paris, 6 juillet 2023, n° 22/03403, TotalEnergies SE (Total – Climat).
  • [10]       Tribunal judiciaire Paris, 1er juin 2023, n° 22/07100, SUEZ SA.
  • [11]       Tribunal judiciaire Paris, 30 novembre 2021, n° 20/10246, EDF.
  • [12]       Tribunal judiciaire Paris, 30 novembre 2021, n° 20/10246, EDF.
  • [13]       Tribunal judiciaire Paris, 28 février 2023, n° 22/53942 et n° 22/53943, TotalEnergies SE (Total – Ouganda).
  • [14]       Tribunal judiciaire Paris, 6 juillet 2023, n° 22/03403, TotalEnergies SE (Total – Climat).
  • [15]       Tribunal judiciaire Paris, 6 juillet 2023, n° 22/03403, TotalEnergies SE (Total – Climat).
  • [16]       J.-B. Barbièri, « Devoir de vigilance, la porte se referme », Dalloz actualité, Dalloz, 13 juillet 2023
  • [17]       Tribunal judiciaire Paris, 1er juin 2023, n° 22/07100, SUEZ SA.
  • [18]       Tribunal judiciaire Paris, 6 juillet 2023, n° 22/03403, TotalEnergies SE (Total – Climat).

Le préjudice écologique dans le contentieux climatique

ualité récente en France est revenue préciser les contours du préjudice écologique dans le contentieux climatique. En effet, le 29 juin 2023, le Tribunal administratif de Paris a rendu une décision marquante dans l’affaire Justice pour le vivant en condamnant l’État français pour ne pas avoir respecté ses propres objectifs en matière de pesticides[1]. Le Tribunal a caractérisé le préjudice écologique en raison d’une « contamination généralisée, diffuse, chronique et durable » des eaux et des sols suite à l’utilisation de pesticides ce qui l’a conduit à enjoindre l’Etat de prendre les mesures afin de réparer ce préjudice avant le 30 juin 2024. En écho avec l’Affaire du Siècle[2], le juge administratif a retenu la même définition du préjudice écologique que celle prévue dans l’article 1247 du Code civil, consistant en une « atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement » afin d’établir la carence de l’Etat français dans la lutte contre le changement climatique.

Cette convergence entre les régimes de responsabilité civile et administrative en matière de dommages causés à l’environnement place la notion de préjudice écologique au centre du contentieux climatique.

La consécration de la notion de préjudice écologique en France

Si la notion de préjudice écologique a initialement été impulsée par le juge judiciaire, elle a rapidement été consacrée par le législateur dans le Code civil avant d’être reprise par le juge administratif.

Le préjudice écologique a été reconnu pour la première fois en France à la suite du naufrage du pétrolier Erika en 1999 au large de la Bretagne. Ce sinistre a provoqué une pollution majeure du littoral atlantique, ce qui a suscité une prise de conscience de l’importance des dommages causés à l’environnement. Par une décision rendue le 16 janvier 2008, le Tribunal correctionnel de Paris a condamné les responsables de la pollution à réparer le « préjudice résultant de l’atteinte à l’environnement », au-delà des dommages matériels et moraux[3]. Cette décision a ensuite été confirmée par la Cour d’appel de Paris le 30 mars 2010, qui a précisé et consacré la notion de « préjudice écologique »[4]. La Cour de cassation a validé le raisonnement de la Cour d’appel par un arrêt du 25 septembre 2012 en définissant le préjudice comme une « atteinte directe ou indirecte portée à l’environnement, sans répercussion sur un intérêt humain particulier mais affectant un intérêt collectif légitime »[5].

Le législateur français a introduit le concept de préjudice écologique dans le Code civil par la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. Cette loi a apporté des modifications substantielles au Code civil afin de mieux prendre en compte les enjeux environnementaux en introduisant les articles 1246 à 1252 qui sont notamment dédiés à la question de la réparation du préjudice écologique. Toutefois, les conditions de responsabilité de l’auteur du préjudice écologique relèvent du droit commun, notamment de l’article 1240 du Code civil.

Parallèlement, le législateur a transposé par la loi du 1er août 2008 la Directive Européenne 2004/35 du 21 avril 2004 relative à la prévention et la réparation des dommages environnementaux. Cette loi a inscrit dans les articles L. 160-1 et suivants du Code de l’environnement un régime de responsabilité administrative. Cependant, ce régime est limité aux dommages environnementaux, excluant la réparation des conséquences subjectives du dommage environnemental qui correspondent à la notion de préjudice écologique.

Par une série de décisions récentes, le juge administratif a étendu l’applicabilité des dispositions insérées dans le Code civil concernant le préjudice écologique au régime de la responsabilité administrative.

Tout d’abord, le 3 février 2021, le Tribunal administratif de Paris a rendu un jugement dans l’Affaire du siècle[6] reconnaissant l’existence d’un préjudice écologique lié au changement climatique, notamment en application des articles 1246 et suivants du Code civil. Il a considéré que la carence partielle de l’État français dans la réalisation de ses objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre engageait sa responsabilité. Cependant, le tribunal a rejeté les demandes de réparation pécuniaire du préjudice écologique formulées par les associations requérantes.

Par la suite, le Conseil d’État a rendu deux décisions le 1er juillet 2021[7] et le 10 mai 2023[8], enjoignant au Premier ministre et aux ministères chargés de la transition écologique de prendre les mesures nécessaires pour réduire les émissions de gaz à effet de serre conformément aux engagements pris dans le cadre de l’accord de Paris. Ces décisions sont intervenues dans l’affaire Commune de Grande-Synthe qui a ainsi donné lieu à plusieurs décisions importantes. Le 1er juillet 2021, le Conseil d’Etat avait enjoint l’Etat de prendre toutes les mesures permettant d’atteindre l’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 40% en 2030 par rapport à leur niveau de 1990 d’ici le 31 mars 2022. Le 10 mai 2023, la Haute juridiction administrative a ordonné à l’Etat de prendre de nouvelles mesures d’ici le 30 juin 2024 et de transmettre un rapport dès le 31 décembre 2023 relatif aux mesures prises afin d’atteindre l’objectif fixé en 2021.

Le récent jugement du Tribunal administratif de Paris dans l’affaire Justice pour le vivant[9] s’inscrit dans cette jurisprudence. En effet, le juge administratif a enjoint l’Etat de prendre, d’une part, les mesures utiles de nature à réparer le préjudice écologique relatif aux contaminations et de réparer, d’autre part, le préjudice moral des associations intervenantes à hauteur d’un euro symbolique.

La réparation du préjudice écologique en France

La question de la réparation du préjudice écologique est au cœur du contentieux climatique.

L’article 1246 du Code civil dispose que « toute personne responsable d’un préjudice écologique est tenue de le réparer ». Quant à l’article 1247, il précise que le préjudice écologique réparable correspond à « une atteinte non négligeable aux éléments ou aux fonctions des écosystèmes ou aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ». Considérant qu’il s’agit d’un régime dérogatoire, l’importance de l’atteinte est un élément central. C’est ainsi que seuls les dommages importants causés à l’environnement du fait de certaines activités pourront conduire à l’application de ce régime. L’expression « atteinte non négligeable » devra être interprétée par le juge.

Selon l’article 1248 du Code civil, toute personne ayant qualité et intérêt à agir, telle que l’État, les collectivités territoriales, les établissements publics et les associations de protection de l’environnement, peut demander réparation.

La réparation du préjudice écologique doit, en principe, s’effectuer prioritairement en nature aux termes du premier alinéa de l’article 1249 du Code civil. Cela signifie que des mesures de réparation concrètes doivent être prises pour restaurer l’environnement endommagé. Si cela s’avère impossible ou insuffisant, le juge peut ordonner au responsable de verser des dommages-intérêts au titre des alinéas 2 et 3 de l’article 1249 du Code civil, qui seront utilisés pour la réparation de l’environnement selon le principe du pollueur-payeur établi aux articles L. 610-1 et suivants du Code de l’environnement. L’évaluation du préjudice tient compte des mesures de réparation déjà réalisées.

Progressivement, la Cour de cassation a élaboré les règles applicables à la réparation du préjudice écologique. C’est ainsi que plusieurs décisions de la Haute Cour sont venues confirmer le droit des juges de recourir à l’expertise afin de chiffrer le préjudice qui aura été reconnu[10].

Certaines affaires antérieures aux lois de 2008 en matière de dommages environnementaux ont donné lieu à des réparations en dommages-intérêts. Par exemple, dans l’affaire de l’Erika, le groupe pétrolier responsable de la marée noire a été condamné à payer des réparations civiles pour la pollution du milieu marin et du littoral. De même, dans l’affaire Braconniers des Calanques[11], la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a condamné, le 29 juin 2021, les braconniers à verser des dommages et intérêts pour préjudice écologique résultant du prélèvement d’importantes quantités d’oursins, mérous et poissons, dans des zones protégées et interdites à la pêche.

Dans l’Affaire du Siècle, le Tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de réparation pécuniaire du préjudice écologique. Il a souligné que la réparation devait se faire prioritairement en nature, et que les dommages et intérêts ne seraient accordés qu’en cas d’impossibilité ou d’insuffisance des mesures de réparation.

Cependant, les associations requérantes de l’Affaire du Siècle ont déposé une nouvelle demande le 14 juin 2023. Elles demandent au juge administratif de condamner l’État à verser une astreinte financière de 1.1 milliard d’euros correspondant aux 9 semestres de retard pour le contraindre à agir efficacement face à l’enjeu climatique. L’évaluation du préjudice écologique sera au centre du débat, et si le juge fait droit à cette demande, il devra déterminer le montant approprié en se basant sur des méthodes d’évaluation telles que la méthode Quinet, aussi appelée la valeur de l’action pour le climat[12].

Stimulées par l’introduction du devoir de vigilance découlant de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017, de nombreuses actions similaires à celle de l’Affaire du Siècle, mais dirigées contre les entreprises privées, ont été engagées. En effet, cette loi impose aux entreprises qui répondent à certains seuils de mettre en place un plan, notamment régi par l’article L.225-102-4 du Code de commerce, définissant des « mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, résultant des activités de la société et de celles des sociétés qu’elle contrôle », ainsi que de ses sous-traitants et fournisseurs habituels.

L’enjeu de ces contentieux est important dans la mesure où, si le manquement aux obligations imposées par cette loi est établi, la responsabilité de son auteur est engagée et il est obligé de « réparer le préjudice que l’exécution de ces obligations aurait permis d’éviter »[13].

Le domaine de la réparation est assez vaste et donnera sans doute lieu à un contentieux fourni.

Toutefois, à ce stade, si au moins une dizaine d’entreprises françaises seraient déjà concernées par des actions sur ce fondement, aucune sanction n’a encore été prononcée. De plus, dans l’affaire TotalEnergies, le Tribunal judiciaire de Paris a rendu une décision concernant l’irrecevabilité des demandes des ONG dans le cadre de la loi de vigilance, tout en précisant, par une analyse approfondie, que la loi sur le devoir de vigilance utilisait des notions vagues, rendant ainsi sa mise en œuvre par le juge difficile[14].

Conclusion

En conclusion, le préjudice écologique joue un rôle essentiel dans le contentieux climatique en France. Les décisions judiciaires récentes reconnaissant le préjudice écologique lié au changement climatique et mettant en cause la responsabilité des acteurs concernés contribuent à sensibiliser davantage à l’urgence de la protection de l’environnement. Cependant, la question de la réparation pécuniaire du préjudice écologique demeure encore à clarifier. Le contentieux climatique et l’utilisation du préjudice écologique comme argument juridique contribuent à mettre en lumière les conséquences graves du changement climatique sur l’environnement et à pousser les acteurs à agir de manière plus responsable en matière de protection de l’environnement.


[1]      Tribunal administratif de Paris, 29 juin 2023, n° 2200534/4-1, Justice pour le vivant.

[2]      Tribunal administratif de Paris, 3 février 2021 et 14 octobre 2021, n° 1904967, 1904968, 1904972, 1904976/4-1, Affaire du siècle.

[3]      Tribunal correctionnel de Paris, 16 juin 2008, n° 9934895010, Erika.

[4]      Cour d’appel de Paris, pôle 4, 11e chambre, 30 mars 2010, n° 08/02278, Erika.

[5]      Cour de cassation, chambre criminelle, 25 septembre 2012, n° 10-82.938, Erika.

[6]      Tribunal administratif de Paris, 3 février 2021, n° 1904967, 1904968, 1904972, 1904976/4-1, Affaire du siècle.

[7]      Conseil d’Etat, 1er juillet 2021, n° 427301, Commune de Grande-Synthe et autres.

[8]      Conseil d’Etat, 10 mai 2023, n° 467982, Commune de Grande-Synthe et autres.

[9]      Tribunal administratif de Paris, 29 juin 2023, n° 2200534/4-1, Justice pour le vivant.

[10]     Cour de cassation, chambre criminelle, 13 novembre 2013, n° 12-84.430 ; Cour de cassation, chambre criminelle, 22 mars 2016, n° 13-87.650.

[11]     Cour d’appel d’Aix-en-Provence, 29 juin 2021, n°20/01931, Braconniers des Calanques.

[12]     « L’affaire du Siècle : 4 ans de procédures pour que l’Etat réponde à l’urgence climatique », Dossier de presse, 23 juin 2023, consulté le 18 juillet 2023.

[13]      Article L225-102-5 du Code de commerce.

[14]     Tribunal judiciaire de Paris, 28 février 2023, n° 22/53942, Total Energies ; Tribunal judiciaire de Paris, 28 février 2023, n° 22/53943, TotalEnergies. Voir également Tribunal judiciaire de Paris, 1er juin 2023, n° 22/07100, Suez Groupe ; Tribunal judiciaire de Paris, 6 juillet 2023, n° 22/03403, Total Energies.

Nouvelle sanction pour l’Etat pour non-respect des valeurs limites fixées à l’annexe XI de la directive 2008/50/CE du 21 mai 2008 concernant les concentrations de l’air en particules fines et en dioxyde d’azote : 3ème astreinte.

Statuant sur un recours présenté par l’association les Amis de la Terre, le Conseil d’Etat, par un arrêt du 12 juillet 20217 n°12-072017, avait considéré que « Les décisions implicites du Président de la République, du Premier ministre et des ministres chargés de l’environnement et de la santé refusant de prendre toutes mesures utiles et d’élaborer des plans conformes à l’article 23 de la directive 2008/50/CE du 21 mai 2008 permettant de ramener, sur l’ensemble du territoire national, les concentrations en particules fines et en dioxyde d’azote en deçà des valeurs limites fixées à l’annexe XI de cette directive sont annulées » et avait ainsi enjoint  « au Premier ministre et au ministre chargé de l’environnement de prendre toutes les mesures nécessaires pour que soit élaboré et mis en œuvre, pour chacune des zones énumérées au point 9 des motifs de la présente décision, un plan relatif à la qualité de l’air permettant de ramener les concentrations en dioxyde d’azote et en particules fines PM10 sous les valeurs limites fixées par l’article R. 221-1 du code de l’environnement dans le délai le plus court possible et de le transmettre à la Commission européenne avant le 31 mars 2018 ».


L’Etat n’ayant pas répondu à l’injonction du Conseil d’Etat, ce dernier a, par arrêt du 10 juillet 2020, prononcé une astreinte à l’encontre de l’Etat « s’il ne justifie pas avoir, dans les six mois suivant la notification de la présente décision, exécuté la décision du Conseil d’Etat du 12 juillet 2017, pour chacune des zones énumérées au point 11 des motifs de la présente décision, et jusqu’à la date de cette exécution. Le taux de cette astreinte est fixé à 10 millions d’euros par semestre, à compter de l’expiration du délai de six mois suivant la notification de la présente décision ».

Par arrêt du 4 août 2021, le Conseil d’Etat a constaté qu’en dépit des mesures prises par le gouvernement pour améliorer la qualité de l’air dans plusieurs zones de France, celles-ci demeurent insuffisantes. Le Conseil d’Etat a donc décidé de liquider l’astreinte de 10 M€ prononcée contre l’Etat, au titre du premier semestre de l’année 2021 et de la répartir entre l’association requérante, les Amis de la Terre, à l’instance initiale et d’autres organismes à but non lucratif.

L’astreinte a été liquidée par le Conseil d’Etat une seconde fois par un arrêt du 17 octobre 2022 à la somme de 20 millions d’euros pour les deux semestres de la période du 12 juillet 2021 au 12 juillet 2022.Par un arrêt du 24 novembre 2023 n°428409 A, le Conseil d’État a constaté qu’il n’y avait plus de dépassement du seuil de pollution pour les particules fines dans aucune zone urbaine et que les seuils de dioxyde d’azote étaient désormais respectés dans les zones urbaines de Toulouse et Aix-Marseille, mais restent dépassés de manière significative dans celles de Paris et Lyon, où les mesures déjà prises ou à venir ne permettront pas de descendre en dessous des seuils limites dans les délais les plus courts possibles. Compte tenu de la persistance de la pollution dans ces deux zones mais également des améliorations constatées, le Conseil d’État a condamné l’État au paiement de deux astreintes de 5 millions d’euros pour les deux semestres allant de juillet 2022 à juillet 2023, en divisant par deux le montant de l’astreinte prononcée par semestre compte tenu des efforts réalisés par l’Etat.

Le Conseil d’Etat réexaminera en 2024 les actions menées par l’Etat sur la période juillet 2023-janvier 2024

Entrée en vigueur de la directive sur le reporting de durabilité CSRD

L’Union européenne a adopté la directive sur le reporting des entreprises en matière de durabilité (Corporate Sustainability Reporting Directive – CSRD) afin d’établir une nouvelle référence en matière de reporting non financier[1]. La France est devenue le premier État membre de l’UE à transposer la CSRD en droit national par l’ordonnance n° 2023-1142, publiée le 6 décembre 2023.

La CSRD constitue une avancée importante par rapport à la précédente directive, la Non-Financial Reporting Directive (NFRD), qui avait été adaptée en France pour devenir la directive de performance extra-financière (DPEF).

La CSRD vise à améliorer la transparence et la cohérence du reporting en matière de durabilité dans l’UE en élargissant l’obligation à un plus grand nombre d’entreprises. Ces mesures devraient permettre de mieux comprendre l’impact d’une entreprise sur la société et l’environnement.

La mise en œuvre de la CSRD sera progressive à partir du 1er janvier 2024. L’obligation de reporting concernera d’abord les entreprises qui relèvent déjà de la NFRD, avant d’être applicable à un plus grand nombre d’entreprises, comme illustré ci-dessous :

  • Pour les comptes au titre de l’exercice de 2024, seront concernées les grandes entreprises de l’UE déjà soumises à la NFRD, répondant aux critères suivants : >500 salariés ou >40 millions d’euros de chiffre d’affaires net et/ou >€20M de total de bilan.
  • Pour les comptes au titre de l’exercice de 2025, seront concernées les entreprises qui ne sont pas actuellement soumises au NFRD et qui remplissent au moins deux des critères suivants : >250 salariés, >€40M de chiffre d’affaires net et >€20M de total de bilan.
  • Pour les comptes au titre de l’exercice de 2026 avec possibilité de reporter de deux ans, seront concernées les petites et moyennes entreprises cotées en bourse, à l’exception des microentreprises qui sont des entreprises avec <€700K de chiffre d’affaires net, <€250K de total de bilan et 10 salariés au cours de l’exercice.
  • Pour les comptes au titre de l’exercice de 2028, seront concernées les entreprises non européennes ayant une grande filiale établie dans l’UE ou une filiale PME cotée en bourse ayant >€150M de chiffre d’affaires net pour chacun des deux derniers exercices consécutifs ; ou ayant une succursale ayant >€40M de chiffre d’affaires net.

Le champ d’application de l’obligation d’information

L’article L. 232-6-3 du Code de commerce oblige les entreprises à publier des informations permettant de comprendre leur impact en matière de durabilité, ce qui inclut des considérations environnementales, sociales et de gouvernance d’entreprise.

Ces dispositions vont au-delà de la précédente déclaration française de performance extra-financière (DPEF). Pour adhérer au principe de la « double matérialité » énoncé dans la CSRD, les entreprises doivent garantir la fiabilité, la comparabilité et l’accessibilité des informations relatives à leur durabilité. Cela implique de prendre en compte à la fois l’impact sur l’économie, l’environnement ou la société et les répercussions financières significatives sur le développement, la performance et la position de l’entreprise.

Pour répondre à ces exigences, l’ordonnance et le décret[2] fournissent une description détaillée des informations sur la durabilité qui entrent dans le champ d’application de l’obligation de reporting :

  • Modèle commercial et stratégie : Évaluation de la résilience de l’entreprise aux risques liés à la durabilité, identification des opportunités découlant de considérations liées à la durabilité, et divulgation des plans, mesures prises ou envisagées, et projets financiers et d’investissement associés pour aligner l’entreprise sur les objectifs de l’économie durable.
  • Les parties prenantes : Explication de la manière dont le modèle commercial et la stratégie intègrent les intérêts des parties prenantes, et présentation de l’approche de l’entreprise dans la mise en œuvre de sa stratégie concernant les questions de durabilité.
  • Objectifs de durabilité assortis d’échéances : Définition claire des objectifs et des progrès accomplis pour les atteindre, y compris les objectifs de réduction des émissions pour 2030 et 2050.
  • Gouvernance d’entreprise et politique générale : Description du rôle des organes de direction s’agissant des enjeux de durabilité ; présentation des compétences et de l’expertise des membres du conseil d’administration en matière de durabilité ; description des politiques de l’entreprise en matière de durabilité.
  • Diligence raisonnable et impacts négatifs concernant les questions de durabilité : identification et atténuation des impacts négatifs potentiels ou réels sur les opérations et la chaîne de valeur de l’entreprise. Toutefois, les entreprises peuvent omettre dans leurs rapports, au cours des trois premières années, les données relatives à leurs chaînes de valeur.
  • Gestion des risques : Identification et gestion des risques associés à la durabilité et des éventuelles dépendances.

A retenir

Le CSRD marque une attente plus forte vis-à-vis des entreprises qui se traduit par une évolution significative des informations à divulguer, ainsi que du nombre d’entreprises tenues de partager (et donc de collecter) leurs données relatives au climat. Selon les seuils adoptés, environ 50 000 entreprises en Europe devront divulguer des informations sur le climat, contre environ 12 000 actuellement.


[1] Directive (UE) 2022/2464 du 14 décembre 2022 (directive CSRD), publiée au Journal officiel de l’UE le 16 décembre 2022 applicable à partir du 1er janvier 2024.

[2] Décret n° 2023-1394 du 30 décembre 2023 pris en l’application de l’ordonnance n° 2023-1142 du 6 décembre 2023 relative à la publication et à la certification d’informations en matière de durabilité et aux obligations environnementales, sociales et de gouvernement d’entreprise des sociétés

Responsabilité des parties vis-à-vis des tiers : la Chambre commerciale surprend !

Cour de cassation, Chambre commerciale, 3 juillet 2024, pourvoi n° 21-14.947

Par un arrêt du 3 juillet 2024, la Chambre commerciale de la Cour de cassation innove et encadre la responsabilité qu’encourent les parties à un contrat envers les tiers qui subissent un préjudice du fait de leur inexécution contractuelle.

Les faits

Une société productrice de machines (Aetna Group SPA) avait organisé l’acheminement de plusieurs de ses équipements d’Italie jusqu’en France. À ces fins, une autre société du même groupe (Aetna Group France) avait conclu un contrat avec un prestataire (Clamageran) pour la manutention et le déchargement des machines à l’issue de leur transport. L’une des machines avait été endommagée par un employé de la société prestataire.

L’assureur de la productrice des machines, victime du dommage, a indemnisé celle-ci du dommage subi. Subrogé dans ses droits, il a ensuite assigné l’auteur du dommage en paiement de dommages et intérêts, initialement sur le fondement de la responsabilité contractuelle. L’auteur du dommage a opposé à l’assureur les clauses limitatives de responsabilité du contrat qui l’unissait à la société Aetna Group France qui avait arrangé le déchargement.

La procédure & la décision

La cour d’appel de Paris, relevant l’absence de lien contractuel entre la victime (Aetna Group SPA) et l’auteur du dommage (lié par contrat à Aetna Group France, société distincte de la victime), a retenu la responsabilité délictuelle de l’auteur du dommage envers la victime, ce dont elle a déduit que les clauses limitatives de responsabilité du contrat conclu avec la société française ne pouvaient s’appliquer.

La Chambre commerciale de la Cour de cassation vient censurer cet arrêt en décidant que « le tiers à un contrat qui invoque contre une partie, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel lui ayant causé un dommage, peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité applicables entre les contractants ». 

Réaffirmation du principe : responsabilité délictuelle du contractant dont l’inexécution contractuelle cause un préjudice à un tiers

Dans un célèbre arrêt Boot shop rendu en Assemblée plénière le 6 octobre 2006, la Cour de cassation avait décidé que « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage » (Ass. plén., 6 octobre 2006, pourvoi n° 05-13.255).

Le principe avait été confirmé par la même Assemblée plénière dans un arrêt du 13 janvier 2020, Bois rouge, où elle affirmait que « [l]e manquement par un contractant à une obligation contractuelle est de nature à constituer un fait illicite à l’égard d’un tiers au contrat lorsqu’il lui cause un dommage » (Ass. plén. 13 janvier 2020, pourvoi n° 17-19.963). La Haute Juridiction précisait alors qu’il s’agissait de « faciliter l’indemnisation du tiers à un contrat qui, justifiant avoir été lésé en raison de l’inexécution d’obligations purement contractuelles, ne pouvait caractériser la méconnaissance d’une obligation générale de prudence et diligence, ni du devoir général de ne pas nuire à autrui ». Dès lors, « le tiers au contrat qui établit un lien de causalité entre un manquement contractuel et le dommage qu’il subit n’est pas tenu de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte de ce manquement ».

Ces principes sont repris par la Chambre commerciale dans l’arrêt commenté. Il n’est pas nécessaire pour le tiers de démontrer une faute délictuelle ou quasi délictuelle distincte du manquement contractuel, mais uniquement d’établir un lien de causalité entre ce manquement et le préjudice qu’il subit. Cependant, la Cour innove sur les conséquences d’un tel choix.

Innovation : opposabilité au tiers des clauses limitatives de responsabilité du contrat

Les arrêts Boot shop et Bois rouge avaient suscité de fortes critiques. Leur était reprochée leur sévérité envers le contractant dont l’inexécution se trouvait sanctionnée non seulement vis-à-vis de son seul cocontractant, mais vis-à-vis de tout tiers et ce sans que ce dernier ait à prouver une faute délictuelle distincte. De surcroît, s’agissant de responsabilité extracontractuelle, il s’en déduisait que les limites posées par le contrat entre les parties ne trouveraient pas à s’appliquer vis-à-vis du tiers.

Une partie de la doctrine soulignaitqu’en favorisant l’action des victimes, cette jurisprudence plaçaitle tiers au contrat dans une position plus avantageuse que le cocontractant, déjouant les prévisions des parties : le tiers bénéficiait en effet du contrat sans se voir opposer les obligations et limites stipulées dans ce dernier. Le débiteur pouvait ainsi se trouver davantage redevable envers les tiers qu’envers son créancier.

Dans l’arrêt commenté, la Chambre commerciale de la Cour de cassation vient répondre à ces critiques en opposant au tiers, lorsqu’il invoque contre une partie un manquement contractuel qui lui a causé un dommage, « les conditions et limites de la responsabilité applicables entre les contractants ». 

Un nouvel équilibre

La Cour de cassation affiche clairement son objectif, à savoir le renforcement de la sécurité juridique pour les contractants : l’arrêt précise qu’il s’agit de « ne pas déjouer les prévisions des parties ».

Faut-il alors s’émouvoir que l’on puisse ainsi limiter la réparation du dommage causé au tiers alors que le principe, en matière délictuelle, est celui de la réparation intégrale du préjudice ?

Ce serait oublier que le tiers peut toujours obtenir la réparation intégrale de son préjudice s’il parvient à démontrer que le comportement fautif, au-delà du manquement contractuel qu’il constitue, est également une faute délictuelle, c’est-à-dire « la méconnaissance d’une obligation générale de prudence et diligence » ou « du devoir général de ne pas nuire à autrui ». Une telle faute, qui excède le manquement contractuel, nous paraît engager la responsabilité de son auteur dans les conditions traditionnelles de la responsabilité délictuelle, sans se heurter aux limites prévues dans le contrat entre les parties.

En revanche, lorsque c’est le manquement contractuel qui est invoqué par le tiers victime, alors toutes les stipulations qui assortissent l’obligation contractuelle méconnue par le débiteur seront opposables au tiers.

L’arrêt commenté s’inscrit dans le mouvement de l’Avant-projet de réforme de la responsabilité civile du 13 mars 2017, dont le projet d’article 1234 prévoit : « Lorsque l’inexécution du contrat cause un dommage à un tiers, celui-ci ne peut demander réparation de ses conséquences au débiteur que sur le fondement de la responsabilité extracontractuelle, à charge pour lui de rapporter la preuve de l’un des faits générateurs mentionnés à la section 2 du chapitre II du présent sous-titre.

Toutefois, le tiers ayant un intérêt légitime à la bonne exécution d’un contrat et ne disposant d’aucune autre action en réparation pour le préjudice subi du fait de sa mauvaise exécution, peut également invoquer, sur le fondement de la responsabilité contractuelle, un manquement contractuel dès lors que celui-ci lui a causé un dommage. Les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants lui sont opposables. »

Reste à savoir si les autres chambres de la Cour de cassation rejoindront la Chambre commerciale sur cette voie.

Loi « attractivité » du 13 juin 2024 : Consécration législative de la chambre commerciale internationale à la cour d’appel de Paris (CCIP-CA)

La loi n° 2024-537 du 13 juin 2024 visant à accroître le financement des entreprises et l’attractivité de la France, publiée au Journal officiel le 14 juin 2024, a pour objectif de renforcer l’attractivité de la place financière de Paris et d’améliorer les conditions économiques, juridiques et fiscales pour les entreprises opérant en France, avec une attention particulière portée à leur compétitivité sur la scène internationale.

Parmi les dispositifs introduits par cette nouvelle législation, l’article 25 insère un nouvel article L. 311-16-1 dans le Code de l’organisation judiciaire, consacrant les compétences spéciales de la cour d’appel de Paris (section 5 du chapitre Ier du titre Ier du livre III), comme suit :

Article L. 311-16-1 : La cour d’appel de Paris, qui comprend une chambre commerciale internationale, connaît :

1° Des recours en annulation des sentences rendues en matière d’arbitrage international, dans les cas et les conditions prévus par le code de procédure civile ;

2° Des recours contre une décision qui statue sur une demande de reconnaissance ou d’exequatur d’une sentence rendue en matière d’arbitrage international, dans les cas et les conditions prévus par le même code.

Cette disposition qui octroie à la cour d’appel de Paris une compétence exclusive pour connaître des recours contre les sentences d’arbitrage international, leur reconnaissance ou leur exequatur, retiendra l’attention de tous les praticiens de l’arbitrage. Son incidence sur l’article 1519 du code de procédure civile, qui à ce jour dispose que les recours en annulation doivent être portés devant la cour d’appel du ressort où la sentence a été rendue, devra être prise en compte par le pouvoir règlementaire.

Ce n’est toutefois pas ce point sur lequel nous attirons l’attention du lecteur. L’article précité vient, pour la première fois, institutionnaliser l’existence de la chambre commerciale internationale de la cour d’appel de Paris (CCIP-CA).

La CCIP-CA était jusqu’alors instituée à droit constant au sein de la cour d’appel de Paris, tout comme la chambre internationale du tribunal de commerce de Paris (CCIP-TC), sans texte législatif ou règlementaire dédié, leurs spécificités étant définies par les Protocoles de procédure signés le 7 février 2018 par les présidents des juridictions concernées et le Barreau de Paris.

L’absence de cadre législatif ou règlementaire consacrant ces formations a pu être soulignée comme un frein à leur visibilité et à leur développement, aucune d’elle ne possédant le statut de juridiction autonome. Lorsque les Protocoles évoquent la « compétence » de ces chambres, ils désignent en réalité l’affectation des dossiers par simple mesure d’administration judiciaire au sein du tribunal de commerce ou de la cour d’appel de Paris qui sont les véritables juridictions saisies de l’affaire (V. la préface de la Première Présidente de la Cour de cassation, Chantal Arens, ainsi que les contributions du Président de la CCIP-CA François Ancel et de Maître Alban Caillemer du Ferrage au colloque du 14 juin 2019 consacré aux chambres commerciales internationales, dont les actes sont publiés à la RLDA 2019/152, suppl., n° 6819 et 6920).

Le constat dressé depuis lors est celui d’une connaissance encore limitée, par les acteurs du commerce international, de la CCIP-CA qui n’a pas encore eu, à notre connaissance, l’occasion d’être saisie par application d’une clause attributive de juridiction la visant expressément. Ses dossiers lui sont essentiellement attribués par le double jeu des règles de compétence internationale et de la répartition des affaires au sein de la cour d’appel, qui résulte d’une décision d’administration judiciaire échappant au contrôle des parties.

L’inscription dans la loi de la chambre commerciale internationale de la cour d’appel de Paris – en attendant une consécration similaire de sa pendante au sein du tribunal de commerce de Paris – marque donc un pas décisif vers la pérennisation des chambres commerciales internationales, renforçant leur visibilité sur la scène internationale dans le domaine du contentieux des affaires. Nul doute qu’elle contribuera de manière significative à renforcer la sécurité juridique et l’efficacité des clauses attributives de juridiction désignant ces chambres internationales dans les contrats de commerce international.

Shrinkflation : L’arrêté enfin publié

Les négociations commerciales 2024 ont été source d’intenses discussions. Parmi les sujets qui les ont phagocytées : la shrinkflation, cette pratique commerciale des industriels, pas au goût des distributeurs. Elle a été vivement critiquée, au point que le gouvernement a finalement publié un arrêté[1] pour l’encadrer, comme nous l’anticipions dans un précédent article[2]. L’application du texte va susciter de nouveaux conflits…

La shrinkflation, encore nommée réduflation, consiste en la réduction (masquée) de la quantité d’un produit, alors que son prix est maintenu ou augmenté. La traduction de cette pratique vis-à-vis du consommateur est relativement simple : celui-ci va payer un même produit à un prix plus élevé. Il ne faut pas s’y méprendre : cette pratique n’enfreint aucunement la loi. En effet, la quantité du produit et son prix étant à la vue du consommateur, celui-ci n’est guère trompé. De plus, l’industriel reste maître de son packaging. Autrement dit, la shrinkflation ne résulte que de la stratégie commerciale.

Cette pratique a été dénoncée durant les négociations commerciales par les grands distributeurs et par le gouvernement lui-même dans une vaste campagne de communication, tant dans les médias que dans les magasins eux-mêmes. Ces pratiques ont notamment donné lieu à des déréférencements notoires ainsi qu’à des actions en dénigrement intentées par les fournisseurs, parfois à juste titre, comme nous l’évoquions dans plusieurs articles[3].

Il ne faut toutefois pas s’y tromper :

  • D’une part, cette pratique est loin d’être novatrice. Un exemple remontant à 1988 témoigne d’un paquet de café passé de 450 à 396 grammes pour un prix équivalent[4]. En France, le magazine 60 millions avait déjà dressé, en 2008 et en 2011, des listes de produits aux poids diminués, débutant l’article par une formule qui, elle, ne trompe pas : « Comment augmenter le prix au kilo, sans que cela se voie sur l’étiquette ? C’est simple, il n’y a qu’à modifier le poids du produit ! »[5].
  • D’autre part, et contrairement à ce qui peut parfois être dit, les industriels ne sont pas les seuls concernés, loin de là. Depuis quelques temps déjà, les grands distributeurs produisent et vendent leurs propres « marque distributeur » (MDD). Rappelons qu’une MDD est tout «  produit dont les caractéristiques ont été définies par l’entreprise ou le groupe d’entreprises qui en assure la vente au détail et qui est le propriétaire de la marque sous laquelle il est vendu »[6]. On les connaît sous les noms de ECO+ chez Leclerc, ou encore Top Budget chez Intermarché, Bien vu chez Système U ou la marque Carrefour pour l’enseigne éponyme (et tant d’autres…). En d’autres termes, pour ces produits, le grand distributeur décide… Du poids et du prix de vente. Eux non plus n’échappent pas à la pratique de shrinkflation.

Cette situation tendue, persistante malgré la fin des négociations commerciales 2024[7], a conduit le ministre de l’Economie, des Finances et de la Souveraineté industrielle et numérique, et la ministre déléguée chargée des Entreprises, du Tourisme et de la Consommation à adopter, après avis de la Commission européenne, un arrêté ministériel le 16 avril 2024[8]. L’entrée en vigueur du dispositif est fixée au 1er juillet 2024.

Cet arrêté fait peser sur les distributeurs l’obligation d’informer le consommateur par la mention suivante : « Pour ce produit, la quantité vendue est passée de X à Y et son prix au (unité de mesure concernée) a augmenté de …% ou …€. ».

L’information devra être apposée, de façon lisible, à proximité ou sur les emballages des produits concernés :

  • dans les magasins physiques dont la surface de vente est supérieure à 400 m² ;
  • à prépondérance alimentaire (toutefois, cette précision du préambule de l’arrêté, ne figure pas dans le corps de l’arrêté) ;
  • opérant dans le secteur de la distribution des produits de grande consommation tels que définis à l’article L. 441-4 du code de commerce.

L’information concerne :

  • les produits de grande consommation préemballés à quantité nominale constante (sont donc exclus les denrées vendues en vrac, ainsi que les produits dont la qualité varie à la préparation) ;
  • les produits dont la quantité a été réduite et où le prix a augmenté lorsqu’il est rapporté à l’unité de mesure ;
  • les produits de marque nationale[9] et les marques distributeurs.

L’arrêté étant pris en application de l’article L. 112-1 du code de la consommation, un distributeur qui n’exécuterait pas cette obligation encourt une amende administrative maximum de 3 000 euros pour une personne physique, et 5 000 euros pour une personne morale, ainsi que des injonctions prononcées par la DGCCRF et des mesures de publicité à ses frais[10], sans qu’on ne sache toutefois si le manquement doit s’apprécier à l’égard de chaque produit, de chaque référence ou encore du simple rayonnage.

Cette solution devrait toutefois être provisoire, puisqu’une prochaine révision des règles européennes quant à l’information du consommateur sur les denrées alimentaires en Europe doit intervenir en 2025. L’occasion, peut-être, d’ériger une législation unifiée englobant cette problématique.

Deux questions se posent encore :

  • A la lecture à l’arrêté, seuls les « magasins physiques » sont concernés. Est-ce à dire que le e-commerce est épargné, alors même que plus d’un tiers des français réalisent leurs achats alimentaires en ligne ?[11] A priori oui, les drives et le e-commerce sont exclus du dispositif, sans que cela ne soit réellement expliqué.
  • Parmi la multitude de références de produits, le distributeur risque de ne pouvoir identifier celles relevant d’une shrinkflation. Au titre de la bonne foi, le fournisseur serait-il contraint de lui transmettre cette information pour lui permettre de la répercuter ? En l’état, l’arrêté ne prévoit pas de mécanismes spécifiques de transmission de l’information.

Si la shrinkflation reste une pratique légale que le gouvernement n’entend pas interdire, une réelle défiance la concerne toujours. Désormais, le consommateur sera mieux informé, par le biais des distributeurs. Cette solution, si elle n’a pas le mérite de l’équité, reste la plus pragmatique et répond parfaitement à l’enjeu principal de ce débat : servir au mieux le consommateur. Cela passe par le choix de la transparence.

Catherine Robin, avocat associé, Lucas Desmaris, élève-avocat, Département Distribution, Concurrence du cabinet Alerion, Société d’Avocats.


[1] Arrêté du 16 avril 2024 relatif à l’information des consommateurs sur le prix des produits dont la quantité a diminué : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000049502248

[2] « Dénigrement sur fond de négociations commerciales », https://www.alerionavocats.com/denigrement-sur-fond-de-negociations-commerciales/

[3] « Négociations commerciales : que penser des déréférencements et actions en dénigrement », https://www.lsa-conso.fr/negociations-commerciales-dereferencement-et-action-en-denigrement,454065 – supra « Dénigrement sur fond de négociations commerciales »

[4] John T. Gourville et Jonathan J. Koehler, « Downisizing price inseases : a greater sentivity to price than quantity in consumer markets », Social Science Research Network, 2004.

[5] https://www.60millions-mag.com/2008/09/23/ce-n-est-pas-plus-cher-mais-il-y-en-moins-7493

[6] Article R. 412-17 du code de la consommation

[7] En fonction du seuil de chiffre d’affaires : loi n°2023-1041 du 17 novembre 2023 portant mesures d’urgence pour lutter contre l’inflation concernant les produits de grande consommation

[8] JO du 4/05/2024

[9] Sans pour autant que le texte ne les définisse. Il faut donc se rapprocher des définitions communément admises par les usages en matière de commerce de distribution.

[10] Articles L. 131-5 et L. 521-1/2 du code de la consommation

[11] https://www.lsa-conso.fr/tous-les-chiffres-de-l-e-commerce-alimentaire-qui-marque-le-pas-debut-2023,438066

Mur de traceur ou cookie wall : où en est-on ?

Les implications de l’avis du CEPD du 17 avril 2024 sur les pay walls

Dans le duel opposant le Groupe Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp…) à la réglementation sur la protection des données personnelles, un nouveau coup de boutoir a été porté à la stratégie mise en place par les filiales du groupe pour maintenir leur modèle économique de publicité comportementale. Le Comité Européen sur la Protection des Données (CEPD), sans viser spécifiquement Meta, s’est en effet prononcé[1] sur la conformité au RGPD du choix offert aux utilisateurs de grandes plateformes en ligne entre « consentir [aux traitements de leurs données personnelles aux fins de publicité comportementale] ou payer ».

Ce faisant, et bien que cet avis ne soit pas contraignant, le CEPD pourrait remettre en cause le modèle adopté par un grand nombre d’acteurs du numérique par le biais de cookie walls.

  • La construction de l’avis du CEPD

Cet avis cherche à pallier, sur demandes de trois autorités nationales de protection des données personnelles, les conséquences directes de la décision rendue par la CJUE le 4 juillet 2023[2] qui enjoignait à Meta de fonder les traitements de données personnelles nécessaires à la publicité personnalisée sur le consentement (art. 6.1.a. du RGPD) de l’utilisateur et non sur son propre intérêt légitime (point f du même article). Pour mémoire, en 2022, le CEPD avait déjà dû rappeler à Meta que la signature des CGU par l’utilisateur, et de ce fait l’exécution du contrat (point b du même article) par la plateforme, ne pouvait pas être une base légale acceptable au traitement de données qu’elle réalisait[3]. La CJUE a ainsi précisé que les utilisateurs devaient se voir proposer une « alternative équivalente » des services offerts par l’opérateur sans traitement de données, « le cas échéant contre une rémunération appropriée », pour que le consentement soit valable.

À l’inverse, le CEPD semble considérer ici qu’« un choix binaire entre le paiement d’une redevance et le consentement au traitement à des fins de publicité comportementale » ne saurait satisfaire pleinement à la logique de recherche d’un consentement « libre, informé, non-ambiguë et spécifique » voulu par le RGPD.

S’adressant aux grandes plateformes en ligne au sens des « plateformes » encadrées par le DSA[4] (article 3 i.[5]) et des « contrôleurs d’accès » listés sur le fondement du DMA[6] (article 3 1.), le CEPD précise qu’il leur incombe d’offrir un véritable choix à leurs utilisateurs, choix factice lorsque certaines circonstances s’avèrent être liberticides (cf. infra).

Le CEPD semble ainsi chercher à revenir à ses principes fondateurs qu’il rappelait déjà dans son avis consultatif[7] quant à la Directive de 2019[8] sur les contrats de fourniture de contenus et de services numériques qui consacrait la possibilité d’user des données personnelles comme contreparties à ces contrats : « les droits fondamentaux, comme le droit à la protection des données à caractère personnel, ne peuvent être réduits aux seuls intérêts des consommateurs, et les données à caractère personnel ne peuvent être considérées comme une simple marchandise ».

  • L’élaboration d’une évaluation au cas par cas des modèles « Consent or Pay » des grandes plateformes
  •  

Sans chercher à proscrire expressément le modèle « Consent or Pay », le CEPD dresse en réalité une liste d’éléments dont les grandes plateformes en ligne devraient tenir compte pour évaluer la conformité au RGPD de leur stratégie d’obtention de consentement aux fins de publicité comportementale :

  • « la personne concernée subit un préjudice du fait qu’elle n’a pas donné son consentement ou qu’elle l’a retiré (…) ;
  • il existe un déséquilibre des pouvoirs entre la personne concernée et lesdites plateformes (…) ;
  • le consentement est nécessaire pour accéder à des biens ou à des services, même si le traitement fondé sur le consentement n’est pas nécessaire à l’exécution du contrat applicable à l’offre de ces biens ou services (…) ;
  • les frais imposés sont de nature à empêcher les personnes concernées de faire un véritable choix ou à les inciter à donner leur consentement (…) ;
  • les personnes concernées sont libres de choisir la finalité du traitement qu’elles acceptent, plutôt que d’être confrontées à une demande de consentement regroupant plusieurs finalités (granularité) ».

En tout état de cause, bien que le comité précise que l’évaluation d’une telle conformité devrait se faire au cas par cas, il semble privilégier la piste d’une troisième alternative permettant à l’utilisateur d’échapper au traitement de données aux fins de publicité comportementale sans contrepartie financière tout en bénéficiant du même service.

Les potentielles répercussions de l’avis sur les modèles de financement des acteurs de la communication en ligne

  • Cet avis s’inscrit directement en France dans le débat récurrent autour des murs de traceurs ou cookie walls mis en en place sous la forme de pay walls par de nombreuses plateformes et éditeurs en ligne[9], approuvés par la CNIL dans ses critères d’évaluation de 2022. La CNIL, qui avait cherché dans un premier temps à interdire les murs de traceurs en 2019, s’était vue contrainte par une décision du Conseil d’État[10] à les autoriser, sous réserve toutefois de pouvoir constater « l’existence d’alternatives réelles et satisfaisantes » dans le cas où le refus des traceurs bloquerait l’accès au service[11]. Plus encore, dans le cas d’un acteur dominant ou incontournable, l’utilisateur en ligne devait pouvoir accéder malgré tout au service grâce au paiement d’une contrepartie monétaire raisonnable.    

Or, les prochaines lignes directrices du CEPD laisseront vraisemblablement le champ libre aux autorités nationales pour étendre le périmètre de son avis du 17 avril à d’autres acteurs, en sus d’y inclure l’ensemble des plateformes en ligne. La CNIL pourrait ainsi s’inspirer du raisonnement du CEPD en tant que nouvelle grille de lecture dans ses décisions à l’encontre des plateformes et éditeurs en ligne pour évaluer avec davantage de sévérité leurs pay walls, revenant ainsi sensiblement à sa position première d’interdiction de principe tempérée par une appréciation – restreinte – au cas par cas. À charge pour les acteurs concernés de contester l’une de ses décisions devant le Conseil d’Etat pour amener les juges français à adresser une question préjudicielle à la CJUE en la matière.

Actuellement, il est clair que la situation inconfortable pourrait en particulier inciter les éditeurs en ligne à proposer une troisième alternative non contractuelle, non payante et non assortie de publicité comportementale au sein de leur cookie walls. Le bouleversement des modèles économiques de ces éditeurs pourrait consister au retour de la publicité contextuelle[12] qui, si elle entre également dans la publicité ciblée, se distingue largement de la publicité comportementale en ce qu’elle n’est pas intrusive lorsqu’elle ne conduit ni au stockage ni à l’accès aux données du terminal de l’utilisateur (sans traçage) conformément à la Directive ePrivacy et aux lignes directrices du CEPD afférentes[13].

Toutefois, cette technique renferme nettement moins de valeur économique pour les annonceurs publicitaires que la publicité comportementale et suppose donc une fracture nette dans l’équilibre budgétaire des acteurs concernés, dont la position sur le marché est sans commune mesure avec elle occupée par les très grandes plateformes. Ce constat peut être inquiétant une fois transposé au modèle des médias en ligne qui repose aujourd’hui essentiellement sur celui des pay walls offrant une alternative entre consentement au traitement de données personnelles aux fins de publicité comportementale ou paiement d’une contrepartie (relativement dérisoire mais existante). Les risques encourus par les médias quant à leur indépendance auraient tôt fait de se répercuter sur le pluralisme de l’information.

Cette critique peut être liée plus généralement à celle de la légitimité de la CNIL voire du CEPD à se prononcer et à trancher sur la question des modèles de financement des plateformes en ligne qui, si elle doit nécessairement faire l’objet d’une appréciation à l’aune du RGPD, suppose d’être soumise à une analyse économique approfondie et de l’état de la concurrence (détermination du marché pertinent, intérêt des consommateurs…). Selon une première étude menée par le cabinet TERA Consultants qui demande à être confortée, le préjudice de l’insécurité juridique régnant autour des pay walls serait ainsi aujourd’hui évalué entre 60 et 355 millions d’euros pour le PIB français[14].

Les équipes du Cabinet Alerion Avocats se tiennent à vos côtés pour relever les défis qu’implique le récent positionnement du CEPD quant à la conformité au RGPD des modèles de financement fondés sur la publicité comportementale en l’absence d’alternative équivalente gratuite au traitement des données.

Par Corinne Thiérache, Avocat Associée, et Romane Cussinet, Élève-Avocate des départements Propriété intellectuelle, Droit des technologies et du Numérique et Protection des données personnelles du Cabinet Alerion Avocats.


[1] Opinion 08/2024 on valid consent in the context of consent or pay models implemented by large online platforms.

[2] CJUE, 4 juillet 2023, Meta Platforms Inc. v Bundeskartellamt, C-252/21.

[3] CEPD, Décisions contraignantes « Facebook », « Instagram » et « WhatsApp » du 5 décembre 2022

[4] Le Digital Services Act vise à encadrer la mise en ligne de contenus et de produits illicites et à protéger les utilisateurs. Il est entré en application le 25 août 2023 pour les très grandes plateformes et le 17 février 2024 pour toutes les plateformes numériques.

[5] Plateforme en ligne : « service d’hébergement qui, à la demande d’un destinataire du service, stocke et diffuse au public des informations (…) ».

[6] Le Digital Market Act ou Règlement sur les marchés numériques vise à encadre le comportement des « contrôleurs d’accès » du numérique. Il est entré en totale application le 6 mars 2024.

[7] JO C 200 du 23.6.2017, p. 10.

[8] Directive (UE) 2019/770 du 20 mai 2019 relative à certains aspects concernant les contrats de fourniture de contenus numériques et de services numériques.

[9] « Personnes dont l’activité est d’éditer un service de communication au public en ligne » – article 6 III.1. de la Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique.

[10] CE, 19 juin 2020, DC n°43684.

[11] Délibération n° 2020-091 du 17 septembre 2020 portant adoption de lignes directrices relatives à l’application de l’article 82 de la loi du 6 janvier 1978 modifiée aux opérations de lecture et écriture dans le terminal d’un utilisateur (notamment aux « cookies et autres traceurs ») et abrogeant la délibération n° 2019-093 du 4 juillet 2019.

[12] La publicité contextuelle est une technique publicitaire qui vise à diffuser sur un support (web, télévision) des publicités choisies en fonction du contexte dans lequel le contenu publicitaire est inséré.

[13] Article 5 §3 de la Directive 2002/58/CE du 12 juillet 2002 concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques (directive vie privée et communications électroniques encore dite ePrivacy)

Lignes directrices du CEPD 2/2023 sur le périmètre technique de l’article 5 (3) de la Directive ePrivacy adoptées le 14 novembre 2023

[14] TERA Consultants, Impact du RGPD : cas des lignes directrices de la CNIL sur les murs de traceurs – Note économique, étude commandée par le cabinet SAMMAN, Mars 2024 Réf. 2022-35.

La Loi SREN : de la confiance à la sécurité

La loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique promulguée le 21 mai 2024[1] rappelle, par certains aspects, la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet du 24 juin 2020, aussi dite loi Avia. À la différence de cette dernière, la loi SREN – pourtant controversée – couvre un périmètre bien plus large et est susceptible, en ce sens, d’intéresser tant particuliers que professionnels œuvrant dans le secteur du numérique.

Pour rappel, épinglés par un avis circonstancié de la Commission européenne fin octobre 2023[2], les parlementaires ont été contraints de réécrire minutieusement le texte, notamment en prenant garde à ne pas se placer en contradiction avec le Règlement sur les services numériques ou « DSA »[3] ni avec son objectif d’harmonisation du marché numérique européen. La loi SREN intervient ainsi dans des domaines couverts tant par le DSA que par le « DMA »[4] ou encore le « DGA »[5].

Cette loi a également fait l’objet d’une décision du Conseil constitutionnel le 17 mai[6] censurant cinq de ses articles dont quatre « cavaliers législatifs » à la suite d’une double saisine parlementaire des 17 et 19 avril derniers.

Il est donc intéressant de se pencher sur les dispositions finalement retenues par le Parlement lors de l’adoption du texte le 10 avril 2024, pour certaines censurées ensuite, qui visent deux objectifs principaux : d’abord, à l’instar de la loi Avia précitée, d’assainir l’espace numérique ; puis, face à l’émergence de nouveaux modes de commercialisation en ligne, encadrer ces pratiques de manière suffisamment souple et large.

Des dispositions visant à assainir l’espace numérique

La loi SREN a pour objectif ambitieux de contenir les pratiques dangereuses – tant pour ceux qui en sont à l’origine que pour autrui – qui ont émergé avec le numérique et qui ont souvent été encouragées par ce dernier. Il s’agit de canaliser un « niveau de violence inacceptable » pour un espace désormais « plus fréquenté que l’espace public par les citoyens », selon les mots du rapporteur à l’Assemblée nationale Paul Midy[7].

À cette fin, plusieurs dispositions viennent directement toucher les acteurs prenant part à la diffusion de contenus sur internet (éditeur, hébergeur, fournisseur d’accès…). Première mesure phare de la loi, est prévu un encadrement plus strict de la diffusion de contenus pornographiques en ligne : les éditeurs de site publiant de tels contenus devront désormais mettre en place des mesures concrètes permettant de s’assurer de l’âge des visiteurs, d’après un référentiel élaboré par l’ARCOM[8]. Cette autorité, si elle venait à constater le non-respect de ce référentiel, serait à même de prononcer une sanction pécuniaire à l’encontre de l’éditeur voire de demander le blocage ou le déréférencement du site selon une procédure jugée conforme par le Conseil constitutionnel, c’est-à-dire après l’envoi d’observations restées sans réponse suivi d’une mise en demeure. Les producteurs de contenus pornographiques simulant une agression sexuelle, un viol ou encore de la pédopornographie devront également afficher, préalablement mais également tout au long de la diffusion desdits contenus, un message d’avertissement rappelant l’illégalité des actes représentés. Les pouvoirs étendus accordés à l’ARCOM lui permettront par ailleurs de lutter contre la diffusion de contenus présentant des actes de torture ou de barbarie en ordonnant leur retrait, leur blocage ou leur déréférencement. Enfin, la loi SREN arme l’ARCOM dans sa lutte contre la désinformation en lui permettant d’enjoindre aux opérateurs de mettre fin à la diffusion sur internet d’un média étranger soumis à des sanctions européennes sous peine de bloquer le site ou de prononcer à leur encontre une amende pouvant aller jusqu’à 4% du chiffre d’affaires ou 250 000 euros.

La loi SREN concerne également de près les particuliers en marquant, notamment, l’inscription de l’intelligence artificielle dans le Code pénal. La loi encadre ainsi sous le même régime que celui des montages non-consentis publiés la pratique visant à diffuser des contenus générés par traitement algorithmique reproduisant « l’image ou les paroles » d’une personne sans son consentement, pénalisant ainsi les deepfakes[9] à hauteur d’un an emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Plus encore, l’auteur d’une telle infraction encourra désormais une peine de deux ans d’emprisonnement et 60 000 euros d’amende lorsque le deepfake a un caractère sexuel. Toutefois, la volonté des parlementaires d’inscrire un nouveau délit d’outrage en ligne dans le Code pénalsanctionnant la diffusion en ligne de« tout contenu qui soit porte atteinte à la dignité d’une personne ou présente à son égard un caractère injurieux, dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante » n’a pas, sans surprise, pu être retenue en l’état. Le Conseil constitutionnel a en effet censuré la disposition concernée à l’aune de la liberté d’expression et de communication, estimant qu’elle était susceptible d’entrer dans le champ d’autres délits couverts par loi de 1881 (diffamation et injure) ou par le Code pénal (violences, harcèlement, atteinte à la vie privée…) et que son incrimination ne comportait, à défaut d’éléments matériels tangibles, qu’une caractérisation subjective soumise à la seule appréciation de la potentielle victime. Enfin, si les parlementaires ont renoncé à la levée de l’anonymat sur internet, une nouvelle peine complémentaire de suspension des réseaux sociaux, allant de 6 mois à un an en cas de récidive, est prévue, notamment en matière de cyberharcèlement, haine en ligne, pédopornographie, proxénétisme et autres infractions graves. La loi SREN confirme ainsi le changement de paradigme faisant des fournisseurs de plateformes, acteurs privés, les relais malheureusement nécessaires pour une véritable effectivité dans la lutte contre les comportements répréhensibles en ligne.

Des dispositions aux contours larges encadrant de nouvelles pratiques numériques commerciales

Un certain nombre de dispositions de la loi SREN ont pour objectif de réguler les pratiques commerciales liées au numérique. Sont notamment touchés par celles-ci (i) de nouveaux responsables de traitement de données, (ii) les fournisseurs de place de marchés (marketplaces), (iii) les fournisseurs de jeux à objets numériques monétisables et (iv) les éditeurs de services au public en ligne. L’ARCOM jouera par ailleurs un rôle significatif dans la régulation de ces pratiques en tant qu’autorité « coordinatrice des services numériques » par le contrôle du respect du DSA par les services numériques au niveau national, la surveillance des très grandes plateformes en ligne et moteurs de recherche et la coordination des autorités nationales entre elles (CNIL, DGCCRF…).

  • La loi SREN prévoit que soit considéré comme un traitement au sens du RGPD le suivi, par un responsable de traitement ou un sous-traitant établi hors l’UE, du comportement de personnes résidant sur le territoire français, notamment par le rapprochement de données personnelles collectées avec des données disponibles en ligne. Le législateur répond ainsi directement à la délibération de la CNIL concernant la société « LUSHA SYSTEMS INC. »[10] ; la CNIL ayant prononcé un non-lieu concernant la société qui permettait pourtant à ses utilisateurs d’obtenir toutes les coordonnées professionnelles des personnes dont ils visitaient le profil sur le réseau LinkedIn ou la plateforme Salesforce.com.
  • La loi SREN met en place une sanction pénale à hauteur de 2 ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende (voire 6% du chiffres d’affaires mondial, proportionnellement aux avantages tirés du délit) prononçable à l’encontre des fournisseurs de place de marché qui ne respecteraient pas les obligations prévues par le DSA (sur la conception, l’organisation et l’exploitation de leur interface, la traçabilité des professionnels utilisant la plateforme ou encore l’information prévue pour les consommateurs). Cette sanction peut être assortie d’une peine complémentaire d’interdiction d’exercer une profession commerciale ou industrielle pendant 5 ans maximum pour les personnes physiques. La DGCCRF sera également à même d’obtenir des juridictions qu’elles contraignent les plateformes à se mettre en conformité par une astreinte journalière (inférieure à 5% du chiffres d’affaires mondial).Par ailleurs, en application du DMA, le texte encadre les tentatives d’escroquerie en ligne et d’accès frauduleux aux coordonnées personnelles et bancaires en contraignant les navigateurs à afficher un message d’alerte aux utilisateurs lorsque ces derniers s’apprêtent à être redirigés vers un site malveillant après un SMS ou courriel frauduleux.
  • La loi SREN établit également un cadre pour les Jonum ou jeux à objets numériques monétisables, jeux situés entre les jeux vidéo et les jeux d’argent fondés sur la blockchain et les NFTs (déclaration à l’Autorité nationale des jeux, vérification de l’âge des joueurs, prévention de l’addiction, conservation des données relatives aux joueurs afin d’identifier les fraudes, lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme…).
  • Enfin, la loi SREN entérine une disposition passée plutôt inaperçue lors des débats mais d’importance quant à la transparence liée aux traitements de données à caractère personnel. L’article 48 de la loi SREN modifie en effet la liste des mentions obligatoires imposée par la LCEN du 21 juin 2004, en ajoutant l’obligation, pour les éditeurs de services (sites web, applications…), d’indiquer dans les mentions légales le nom, la dénomination ou la raison sociale et l’adresse des personnes physiques ou morales qui assurent, même à titre gratuit, le stockage de données traitées directement par elles dans le cadre de l’édition du service. En d’autres termes, cela signifie que dans l’hypothèse où le site vitrine d’un service est hébergé en théorie dans l’UE, par exemple chez OVHcloud ou Clever Cloud, mais que l’application de ce service nécessite de transférer des données vers des serveurs Azure, AWS ou Google Cloud, il est désormais obligatoire de le préciser dans les mentions légales. Cette disposition a le mérite de rendre plus visible une information habituellement renseignée dans la longue liste de sous-traitants annexée à une Politique de Confidentialité ou un Accord de sous-traitance (lorsque cette liste existe effectivement). Point intéressant : cette disposition concerne également les éventuels transferts de données non personnelles, qui ne faisaient pas l’objet d’une telle exigence de transparence jusque-là.

Les avocats des Départements Droit des technologies et du Numérique et Protection des données personnelles du Cabinet Alerion Avocats se tiennent à votre disposition pour vous accompagner et vous conseiller au mieux pour intégrer ce nouveau cadre législatif dans vos activités et profiter des opportunités qu’il engendre, sans attendre les décrets d’application retardant l’entrée en vigueur de certaines de ses modalités.


[1] LOI n° 2024-449 du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l’espace numérique

[2] C(2023) 7417 final du 25 octobre 2023 émettant un avis circonstancié au titre de l’article 6, paragraphe 2, de la directive (UE) 2015/1535.

[3] Le Digital Services Act vise à encadrer la mise en ligne de contenus et de produits illicites et à protéger les utilisateurs. Il est entré en application le 25 août 2023 pour les très grandes plateformes et le 17 février 2024 pour toutes les plateformes numériques.

[4] Le Digital Market Act ou Règlement sur les marchés numériques vise à encadre le comportement des « contrôleurs d’accès » du numérique. Il est entré en totale application le 6 mars 2024.

[5] Le Data Governance Act ou Règlement sur la gouvernance des données, à articuler avec le RGPD, incite les entreprises européennes à valoriser économiquement les données dont elles font l’usage, sous le contrôle des citoyens européens. Il est entré en vigueur le 24 septembre 2023.

[6] Décision n° 2024-866 DC du 17 mai 2024.

[7] Paul MIDY, Louise MOREL, Anne LE HÉNANFF, Mireille CLAPOT, Denis MASSÉGLIA (rapporteurs et députés) ainsi que Patrick CHAIZE et Loïc HERVÉ (rapporteurs et sénateurs), Rapport fait au nom de la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique.

[8] Autorité de Régulation de la Communication Audiovisuelle et Numérique : fusion du CSA et de l’Hadopi.

[9] Le deepfake est une technique de synthèse mono- ou multimédia reposant sur l’intelligence artificielle permettant notamment de superposer ou de fusionner des images, des fichiers vidéo ou audio existants sur d’autres fichiers (montage) mais également de créer artificiellement des contenus ressemblants à des situations réelles à partir de commandes textuelles.

[10] Délibération de la formation restreinte n°SAN-2022-024 du 20 décembre 2022 concernant la société LUSHA SYSTEMS INC.