Les premiers pas du devoir de vigilance appliqué aux contentieux climatiques

16 novembre 2023
Jacques Bouyssou

La loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 a instauré, en France, un devoir dit de « vigilance » s’imposant aux plus grandes entreprises en matière environnementale, sociale et de gouvernance. Le régime codifié aux articles L. 225-102-4 et 5 du Code de commerce, impose aux sociétés employant au moins 5 000 salariés en France – maison mère et filiales confondues – ou 10 000 salariés dans le monde, notamment, d’établir et mettre en œuvre un « plan de vigilance ». Le non-respect de ces obligations est susceptible d’engager la responsabilité des sociétés en cause.

L’Union européenne s’inspire de cette loi pour l’élaboration d’une directive européenne relative au devoir de vigilance des entreprises en matière de développement durable[1]. Cette directive est en cours de négociation entre les Etats membres après l’adoption par le Parlement européen du projet de directive le 1er juin 2023[2]. Ce devoir de vigilance peut fournir un support aux actions climatiques alors que la montée en puissance des contentieux climatiques en France et dans le monde illustre la mobilisation de la société civile. L’Observatoire Alerion des Contentieux Climatiques analyse les premières décisions du juge français sur le devoir de vigilance qui, à ce stade, portent sur des questions procédurales et préliminaires.

1. Compétence exclusive du Tribunal judiciaire de Paris

Jusqu’à l’adoption de la loi n° 2021-1729 le 22 décembre 2021 qui a attribué une compétence exclusive au Tribunal judiciaire de Paris pour toutes les actions relatives au devoir de vigilance fondées sur les nouveaux articles du Code de commerce, la compétence des tribunaux judiciaires se heurtait à la compétence des tribunaux de commerce, le forum naturel de la vie des affaires.

Dans l’affaire TotalEnergies SE, le Tribunal judiciaire de Nanterre, s’était déclaré à raison incompétent au profit du Tribunal de commerce au motif que l’élaboration du plan de vigilance et sa mise en œuvre font partie intégrante de la gestion de la société[3]. La Cour d’appel de Versailles avait approuvé l’approche retenue par les premiers juges et rejeté la qualification d’acte mixte[4], qualification qui aurait permis un choix entre les juridictions civiles et commerciales. La Chambre commerciale de la Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel en déclarant que « le demandeur non commerçant qui entend agir à cette fin dispose, toutefois, en ce cas, du choix de saisir le tribunal civil ou le tribunal de commerce ». Toutefois, la Haute juridiction a confirmé la position des juges de première instance en considérant que « l’établissement et la mise en œuvre d’un tel plan présentent un lien direct avec la gestion de cette société ».

Le législateur a tranché définitivement la question de la compétence en octroyant une compétence exclusive au Tribunal judiciaire de Paris[5].

2. Les limites de l’action en référé

L’article L. 225-102-4 du Code de commerce permet au demandeur d’intenter soit une action en référé soit une action au fond pour que la société ayant manqué à ses obligations soit enjointe de les respecter.

Dans l’affaire Total – Ouganda, le juge des référés du Tribunal judiciaire de Paris s’est interrogé sur le point de savoir si l’action en référé était adaptée pour contrôler le respect de l’obligation d’émettre un plan de vigilance en matière de droits humains et libertés fondamentales, de santé et sécurité des personnes ainsi que d’environnement[6].

Après avoir jugé les demandeurs irrecevables pour défaut de mise en demeure préalable, le juge des référés a exprimé, dans un obiter dictum bienvenu, des réserves quant à la possibilité pour le juge de l’évidence de contrôler l’émission d’un plan de vigilance. La juridiction des référés a ainsi précisé que « les griefs et les manquements reprochés à la société TotalEnergies SE du chef de son devoir de vigilance, au cas présent, doivent faire l’objet d’un examen en profondeur des éléments de la cause excédant les pouvoirs du juge des référés ».

Cette solution précise le cadre procédural dans lequel pourra s’exercer l’action fondée sur le devoir de vigilance. Elle révèle ainsi les difficultés auxquelles les demandeurs feront face en saisissant le juge des référés dès lors que l’objet du litige porte sur la conformité du plan de vigilance et non sa simple publication par la société en cause. Un observateur suggère que les demandeurs pourraient, tout à la fois, présenter une demande au fond portant sur la conformité du plan de vigilance d’une société et une demande en référé visant à suspendre les mesures prises par la société[7].  

3. L’exigence d’une mise en demeure

L’article L. 225-102-4, II du Code de commerce prévoit, avant la saisine du juge, que la société en cause soit mise en demeure d’exécuter ses obligations au titre de son devoir de vigilance.

« II.-Lorsqu’une société mise en demeure de respecter les obligations prévues au I n’y satisfait pas dans un délai de trois mois à compter de la mise en demeure, la juridiction compétente peut, à la demande de toute personne justifiant d’un intérêt à agir, lui enjoindre, le cas échéant sous astreinte, de les respecter. »

En l’absence d’un décret d’application précisant certains aspects du contentieux relatif au devoir de vigilance, le Tribunal judiciaire de Paris a établi des exigences, exposées ci-dessous, sur cette mise en demeure dans les affaires Total – Ouganda[8]Total – Climat[9]Suez[10] et EDF[11].

Préalable obligatoire

En premier lieu, la mise en demeure est appréciée comme un préalable obligatoire à toute saisine du juge. A défaut de mise en demeure préalable, la demande des requérants est irrecevable. Dans l’affaire EDF, le Juge de la mise en état du Tribunal Judiciaire de Paris a précisé que cette condition vise à instaurer un dialogue entre les requérants et la société visée, afin qu’elle puisse prendre en compte les remarques à l’égard de son plan de vigilance et le faire évoluer en conséquence[12].

Identité d’objet entre la mise en demeure et l’assignation

En deuxième lieu, la mise en demeure et l’assignation doivent avoir le même objet. Ainsi, l’assignation doit viser les mêmes griefs soulevés par la mise en demeure et notamment le même plan de vigilance.

Par exemple dans l’affaire Total-Ouganda[13], les demandeurs avaient mentionné dans leur assignation, la versions la plus récente du plan de vigilance correspondant à l’année 2021, alors que les mises en demeure portaient sur une version antérieure correspondant à l’année 2019. Cela a conduit le Juge de la mise en état à conclure que le défendeur n’avait pas été mis en demeure au regard du plan de vigilance faisant l’objet de sa saisine.

Le caractère complet de la mise en demeure

En troisième lieu, la mise en demeure doit être suffisamment spécifique quant à l’objet des griefs qui sont reprochés à la société en cause. Dans l’affaire Total-Climat[14], le Juge de la mise en état a considéré que la mise en demeure adressée par les demandeurs était imprécise en ce qu’elle enjoignait à Total Energies une liste de mesures « sans préjudice d’autres mesures qui pourront être identifiées ». Ainsi, pour être conformes, les mises en demeures doivent être suffisamment précises sur les griefs en cause pour servir de base à une discussion entre les parties prenantes avant la saisine du tribunal.

4. L’articulation entre l’article 1252 du Code civil et l’article L. 225-102-4 du Code de commerce

L’article 1252 du Code civil prévoit la possibilité de demander au juge français de prescrire des mesures propres à prévenir ou faire cesser un dommage en matière écologique. La question s’est donc posée de l’articulation entre ce texte et l’article L. 225-102-4 du Code de commerce qui permet au juge d’enjoindre une société à respecter ses obligations dans le cadre du devoir de vigilance.

Dans l’affaire Total – Climat[15], le Tribunal judiciaire a été saisi de deux demandes, une fondée sur l’article L. 225-102-4 du Code de commerce visant à obtenir une injonction pour que Total Energies publie son plan de vigilance, et, une autre fondée sur l’article 1252 du Code civil visant à « publier et mettre en œuvre » des actions pour la réduction d’émissions de gaz à effet de serre.

Total Energies a soulevé un incident relatif à la recevabilité de la demande fondée sur l’article 1252 du Code civil. Reprenant l’argumentation du défendeur, le Juge de la mise en état a déclaré la demande irrecevable en considérant que les deux demandes poursuivaient le même objet, et qu’en se fondant sur l’article 1252 du Code civil les demandeurs tentaient de contourner l’obligation de mise en demeure prévue à l’article L. 225-102-4 du Code de commerce. Qualifiant les dispositions du Code de commerce de « spéciales », le juge relève qu’elles dérogent aux dispositions d’ordre général du Code civil.

Cette solution est contestée par certains auteurs qui s’interrogent sur l’application exclusive de l’article L. 225-102-4 du Code de commerce à la question du devoir du vigilance, notamment en raison de la référence de l’article L.225-102-5 du même code aux articles 1240 et 1241 du Code civil concernant le préjudice écologique[16].

En tout état de cause, à suivre la décision du Juge de la mise en état dans l’affaire Total Energies, il n’est pas possible de se fonder sur l’article 1252 du Code civil pour veiller au respect du devoir de vigilance.

5. La qualité à agir des défendeurs

Selon l’article L. 225-102-4 du Code de commerce, la responsabilité de l’établissement du plan de vigilance incombe à la société mère du groupe, les filiales contrôlées au sens de l’article L. 233-3 du Code de commerce en sont exemptes. L’obligation repose donc sur la société mère même si les filiales peuvent de leur propre gré mettre en place un plan de vigilance. En conséquence, seulement la société mère ou la société à l’origine d’un plan ce vigilance déterminé peuvent être attraites en justice.

Dans l’affaire Suez[17], la défenderesse, une filiale du groupe Suez, alléguait qu’elle n’avait pas édicté le plan de vigilance en cause et que celui-ci avait été élaboré par son actionnaire unique. Le Juge de la mise en état, ayant constaté que le plan de vigilance ne mentionnait pas précisément quelle société du groupe Suez était à son origine, a considéré que « la qualité à défendre de la [filiale] (…) n’est pas établie ».

Il en ressort, qu’il doit y avoir une identité entre la société émettrice du plan de vigilance objet de l’assignation et la société qui est assignée.

6. L’intérêt à agir des demandeurs

Le moyen tenant à l’irrecevabilité des demandes en raison du manque d’intérêt à agir des associations et collectivité territoriales requérantes a été soulevé à plusieurs reprises. Si dans certaines affaires, le juge n’a pas statué sur ce moyen, dans l’affaire Total – Climat[18], le Juge de la mise en état du Tribunal judiciaire de Paris a précisé – à nouveau dans un obiter dictum – que certains demandeurs ne justifiaient pas d’un intérêt à agir.

Le juge parisien s’est référé à l’article 1248 du Code civil – spécifique à la réparation du préjudice écologique – pour interpréter les termes « toute personne justifiant d’un intérêt à agir » de l’article L. 225-102-4 du Code de commerce.

L’article 1248 du Code civil détermine les catégories de personnes qui peuvent déclencher une action en réparation du préjudice écologique, à savoir: « l’Etat, l’Office français de la biodiversité, les collectivités territoriales et leurs groupements dont le territoire est concerné, ainsi que les établissements publics et les associations agréées ou créées depuis au moins cinq ans à la date d’introduction de l’instance qui ont pour objet la protection de la nature et la défense de l’environnement ».

Ainsi, le Juge de la mise en état a déclaré irrecevables les demandes de certaines associations n’ayant pas été créées ou agréées depuis cinq ans. De même, il a jugé irrecevables les demandes de certaines collectivités territoriales – dont les villes de Paris et New York – en considérant qu’elles peuvent seulement agir « lorsque leur territoire est concerné par le préjudice écologique ».

*           *           *

Ces premières décisions concernant la juridiction compétente, les exigences liées à la mise en demeure préalable, ainsi que la qualité et l’intérêt à agir des parties prenantes, sont venues apporter des précisions bienvenues sur les conditions de l’action. Ces débats portant sur des questions formelles mettent en lumière la complexité des questions de fond que le juge devra résoudre.

TABLEAU DES PRINCIPALES AFFAIRES PORTANT SUR LE DEVOIR DE VIGILANCE

Décisions judiciaires

  • Tribunal judiciaire Nanterre, ord., 30 janvier 2020, n° 19/02833, TotalEnergies SE
  • Versailles, 10 décembre 2020, n° 20/01692, TotalEnergies SE
  • Cass. com., 15 décembre 2021, n° 21/11.882, TotalEnergies SE
  • Tribunal judiciaire Paris, 30 novembre 2021, n° 20/10246, EDF
  • Paris, Pôle 5, ch. 11, 17 mars 2023, n° 22/00749, EDF
  • Tribunal judiciaire Paris, 1er juin 2023, n° 22/07100, SUEZ SA
  • Tribunal judiciaire Paris, 28 février 2023, n° 22/53942 et n° 22/53943, TotalEnergies SE (Total – Ouganda)
  • Tribunal judiciaire Paris, 6 juillet 2023, n° 22/03403, TotalEnergies SE (Total – Climat)

Affaires en cours devant le Tribunal judiciaire de Paris

  • Tribunal judiciaire Paris, assignation du 23 mars 2022, YVES ROCHER
  • Tribunal judiciaire Paris, assignation du 22 décembre 2021, GROUPE LA POSTE
  • Tribunal judiciaire Paris, assignation du 3 mars 2021, CASINO
  • Tribunal judiciaire Paris, assignation du 29 juillet 2022, IDEMIA

Mises en demeure

  • La société TELEPERFORMANCE a été mise en demeure le 18 juillet 2019
  • La société XPO LOGISTICS a été mise en demeure le 1er octobre 2019
  • La société TOTALENERGIE a été mise en demeure le 14 mars 2022
  • La société MCDONALD’S a été mise en demeure le 30 mars 2022
  • Les sociétés Danone, Auchan, Carrefour, Casino, Lactalis, Les Mousquetaires, Picard Surgelés, Nestlé France et McDonald’s France ont été mises en demeure le 28 septembre 2022
  • La société BNP PARIBAS a été mise en demeure le 17 octobre 2022
  • La société BNP PARIBAS a été mise en demeure le 26 octobre 2022

  • [1]            Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/1937, 23 février 2022.
  • [2]        Amendements(1) du Parlement européen, adoptés le 1er juin 2023, à la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/1937.
  • [3]        Tribunal judiciaire Nanterre, ord., 30 janvier 2020, n° 19/02833, TotalEnergies SE.
  • [4]        R. Dumont, « Devoir de vigilance des sociétés mères et compétence des tribunaux : la Cour de cassation et le législateur rendent concomitamment deux solutions différentes », Recueil Dalloz, Dalloz, 2022, p. 826.
  • [5]        L’article L. 211-21 du Code de l’organisation judiciaire dispose que « le tribunal judiciaire de Paris connaît des actions relatives au devoir de vigilance fondées sur les articles L. 225-102-4 et L. 225-102-5 du code de commerce ».
  • [6]        Tribunal judiciaire Paris, 28 février 2023, n° 22/53942 et n° 22/53943, TotalEnergies SE (Total – Ouganda).
  • [7]        A. Lecourt, « Nouvelles précisions sur l’action en responsabilité découlant du manquement à la vigilance climatique », RTD com, Dalloz, 2023, p. 369
  • [8]        Tribunal judiciaire Paris, 28 février 2023, n° 22/53942 et n° 22/53943, TotalEnergies SE (Total – Ouganda).
  • [9]        Tribunal judiciaire Paris, 6 juillet 2023, n° 22/03403, TotalEnergies SE (Total – Climat).
  • [10]       Tribunal judiciaire Paris, 1er juin 2023, n° 22/07100, SUEZ SA.
  • [11]       Tribunal judiciaire Paris, 30 novembre 2021, n° 20/10246, EDF.
  • [12]       Tribunal judiciaire Paris, 30 novembre 2021, n° 20/10246, EDF.
  • [13]       Tribunal judiciaire Paris, 28 février 2023, n° 22/53942 et n° 22/53943, TotalEnergies SE (Total – Ouganda).
  • [14]       Tribunal judiciaire Paris, 6 juillet 2023, n° 22/03403, TotalEnergies SE (Total – Climat).
  • [15]       Tribunal judiciaire Paris, 6 juillet 2023, n° 22/03403, TotalEnergies SE (Total – Climat).
  • [16]       J.-B. Barbièri, « Devoir de vigilance, la porte se referme », Dalloz actualité, Dalloz, 13 juillet 2023
  • [17]       Tribunal judiciaire Paris, 1er juin 2023, n° 22/07100, SUEZ SA.
  • [18]       Tribunal judiciaire Paris, 6 juillet 2023, n° 22/03403, TotalEnergies SE (Total – Climat).